Billet russe : après la tentative de retour du FMI, le tour de Pozner
La file d’attente pour le retour des enfants prodiges commence à s’allonger dangereusement. Nous avions parlé de la tentative du FMI d’opérer un retour en beauté, finalement avorté. Le présentateur libéral bien connu pour son amour de l’Occident et ses critiques hautaines pour la Russie, Vladimir Pozner, fait un retour étonnant sur la Première chaîne russe. La stratégie du refoulement est manifestement remise au goût du jour. Toutefois, si certaines élites sont toujours prêtes à jouer ce jeu, le peuple n’est plus le même.
Il y a quelques jours de cela une nouvelle a fait réagir la société russe : à la troisième année de guerre sur le front ukrainien, la Première chaîne fédérale annonce le retour du journaliste, documentaliste, présentateur Vladimir Pozner, libéral plus que convaincu, critique de la politique russe et parti en urgence dès le début de l’Opération militaire spéciale. Inutile de dire que l’annonce est mal passée … Le milieu globalo-bobo moscovite continue à s’éloigner de la population. Or, rien n’est plus dangereux pour une élite, que de s’isoler en son propre pays.
Le directeur de la Première chaîne, Konstantin Ernst, a fièrement annoncé le retour de Pozner avec un nouveau show sous le nom de «Cahier turc«. Peu après, l’enthousiasme d’Ernst n’étant pas particulièrement partagé au-delà des limites de ces élites globalistes, Pozner a joué la tempérance, annonçant qu’il ne s’agissait que d’un documentaire que la chaîne avait financé et qu’il vient de leur présenter, on verra, pourquoi pas, je ne sais pas, mais c’est fortement possible. Etrange démenti, qui finalement confirme bien son retour.
Et l’on voit les élites russes à nouveau se diviser, ici comme ailleurs, toujours sur la même ligne. Par exemple, l’actrice Yana Poplavskaya critique vertement cette décision anachronique, alors que Pozner est parti au début de l’Opération militaire et que celle-ci n’est pas encore terminée. Et elle s’interroge sur la ligne suivie par Ernst, qui finalement à part au JT ignore totalement la nouvelle réalité dans laquelle vit la Russie. Et d’ajouter :
«La décision n’est pas prise par Pozner. Il est l’auteur. La décision est prise par le producteur de la Première chaîne. J’ai une question : parlons-nous d’une chaîne publique ou privée? Si elle est privée, alors pourquoi est-elle sur le premier bouton ? (…).» L’artiste a qualifié cette décision de la Première chaîne de « provocation » et de « moquerie envers les gens ». «Ils semblent dire : ‘Comment vas-tu, espèce de canaille ? Nous prenons les décisions pour toi. Tu boufferas de tout.’.»
Certains s’interrogent sur le moment choisi pour ce retour :
«Ils reviennent bien ! Les rumeurs ont déjà été officiellement confirmées sur la Première chaîne : un nouveau programme avec le russophobe Vladimir Pozner apparaîtra dans la nouvelle saison sur la Première chaîne. Sommes-nous de retour à notre ancienne vie paisible ? Ai-je raté quelque chose ?»
Il est vrai que Pozner est une caricature de ce «monde d’avant», son retour est très symbolique. Celui-ci est par ailleurs salué par Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin, qui salue en cet individu le patriotisme. Il ne précise pour autant pas de quelle Patrie, il s’agit.
Ce retour s’accompagne d’une véritable campagne de comm : peu avant, Pozner a donné une interview au très patriotique Forbes, à l’occasion de laquelle il a patriotiquement annoncé avoir refusé des offres de médias occidentaux, car il aurait dû critiquer Poutine — ce qui n’est pas patriotique. Ainsi, Peskov peut patriotiquement déclarer, s’appuyant sur les déclarations patriotiques de Pozner :
« C’est une personne avec une position civique très convaincue, cohérente et très forte. Il peut critiquer certaines manifestations dans notre pays, ce qui est tout à fait normal, mais il reste en même temps un patriote convaincu de son pays, surtout dans une telle période.»
Rappelons un peu, qui est Pozner. Il collectionne les passeports (français, américain et russe), comme tout patriote de son pays qui se respecte. Et cela soulève dans les médias quelques questions … Pour résumer :
Vladimir Pozner est né le 1er avril 1934 à Paris dans la famille de l’émigré russe Vladimir Alexandrovitch Posner et de la citoyenne française Géraldine Lutten. Enfant, il déménageait souvent avec ses parents. La mère de Posner l’a emmené aux États-Unis quand il avait trois mois ; son père n’est arrivé aux États-Unis qu’en 1939. Ensuite, les parents du futur présentateur de télévision ont légalisé la relation.
Il est rentré avec ses parents en URSS, où il a fait ses études. Dans les années 80, il a organisé un talk-show Leningrad-Seattle puis Leningrad-Boston — l’amitié des peuples à l’époque du Rall back, rien de tel. En 1991 il demande la carte verte, dans les années 90 il a beaucoup travaillé sur la chaîne américaine CNBC et finalement il obtient sa nationalité américaine, avec sa femme. Il déclare avec enthousiasme que New York est sa ville et qu’il était naïf lorsqu’il était entré dans le PC — pour le changer bien sûr. D’un autre côté, Gorbi l’a fait avec les résultats que l’on connaît. Pozner peut être content.
Moralité de l’histoire, critiquer la Russie c’est possible et c’est normal. Pour rester «patriote convaincu», l’essentiel est de ne pas critiquer Poutine. C’est en tout cas, ce qui découle de cette situation, puisque Poznez a déclaré avoir refusé de critiquer Poutine et que malgré son départ «dans une telle période», il reste un «patriote convaincu».
Cette position, assez répandue, est particulièrement dangereuse. Indépendamment de ce que Poutine fait et a fait pour la Russie, elle a existé avant lui, elle doit lui survivre. Or, l’allégeance à une personne n’est pas du patriotisme, c’est de la féodalité. Il s’agit d’une démarche antiétatique et in fine cela joue contre la Russie. Rappelons qu’au décès du féodal (et malgré sa grandeur Poutine est un être humain soumis aux règles de la biologie terrestre), les féodaux se font la guerre et se découpent les morceaux du pays. Surtout qu’ils seront largement aidés en cela de l’extérieur. Il serait bon de s’en souvenir.
L’on rappellera par ailleurs qu’avec le même élan d’absolution, Peskov avait qualifié de «grand patriote» Urgant, qui a quitté la Russie dès les premières heures de l’Opération militaire et la critique vertement — sur fonds étrangers.
A ce rythme-là, il ne restera que ceux qui vivent en Russie et sincèrement la soutiennent pour ne pas être patriote — car il semblerait que la catégorie des «grands» patriotes «et des convaincus» concernent des personnes ayant en réalité une autre Patrie, en tout cas une autre Russie. La question de l’unité nationale puis de la réconciliation est effectivement fondamentale pour ne pas provoquer une crise intérieure, mais il faut une unité autour d’une même patrie. Or au minimum, ces gens sont patriotes de la Russie globalisée. Quelle est leur place dans la Russie d’aujourd’hui ? S’ils ne s’unissent pas autour de la Russie d’aujourd’hui, de celle qui se bat contre la globalisation, alors ils luttent contre elle et participent à cette stratégie du refoulement.
L’on perçoit dans tous ces mouvements une véritable tentative de remettre au goût du jour la stratégie du refoulement, afin de faire pénétrer en Russie les bacilles, qui la feront s’écrouler sur ses bases, comme ce fut le cas avec l’Union soviétique. Si les élites sont peu fiables, alors comme aujourd’hui (ce qui semble être une de leurs caractéristiques quel que soit le pays), le peuple a changé et s’il est mécontent des élites aujourd’hui, ce n’est pas par manque de McDo, mais par manque de patriotisme. Ni le «grand», ni le «convaincu», mais simplement le patriotisme quotidien, véritable, celui qui se passe de grands mots car il a de véritables actes, celui qui ne profère pas à tous vents être prêt à négocier, celui qui ne renie pas la dédollarisation, mais celui qui simplement parle de victoire, parle de combats, car il veut la victoire sur ce système global qui détruit la Russie et il comprend que pour cela il va falloir se battre.
Ni Pozner, Ni Urgant ne se battent pour cette Russie. Pourquoi sont-ils alors appelés «patriotes» ?
Par Karine Bechet-Golovko