Billet de Belgorod ou le réveil dans la douleur des élites russes
Tout accouchement se déroule dans la douleur. Mais la beauté du résultat fait oublier le processus. La nouvelle Russie, ou plutôt la résurrection de la Russie éternelle, est en cours et le processus est plus que douloureux. Belgorod est l’un des pics, qui peuvent permettre à la Russie de sortir du sommeil globaliste de ces trente dernières années, qui pousse les élites étatistes à relever la tête et à dire certaines vérités, aussi évidentes que difficiles : la guerre ne se gagnera pas avec quelques décisions administratives, mais avec un retour à la conscience nationale et si la Russie ne fait pas peau neuve, elle disparaîtra. Les difficultés militaires dans cette «Opération militaire spéciale» sont fondamentalement politiques et idéologiques, les conséquences et non les causes sont militaires. Le consensus des élites russes est en train de voler en éclats, comme en témoignent les nombreuses déclarations critiques et rationnelles de ces derniers jours. Pour le bien de la Russie, qu’elles soient entendues !
Le déplacement de la ligne de front vers la région de Belgorod a été un coup stratégique significatif des forces atlantistes, dont l’impact n’est pas tant militaire que politique. Jusque-là, seuls les territoires nouvellement russes étaient touchés. Ce qui signifie que du point de vue du droit russe, les forces atlantistes combattaient déjà la Russie sur son territoire de jure, même si elle ne le contrôle pas entièrement de facto. Depuis une bonne semaine, les combats se sont intensifiés en direction de la région de Belgorod, avec des incursions ponctuelles de groupes de sabotage (voir notre texte ici) et des tirs réguliers et croissants sur les villages limitrophes, ce qui a conduit les autorités à évacuer plus de 4 000 civils et envoyer des centaines d’enfants dans ces centres de vacances pour l’été, loin de la ligne de front. Comme l’a déclaré le gouverneur de la région, «que cela plaise ou non, nous sommes en guerre !«.
Vous pouvez voir ici les débats d’hier soir sur la chaîne algérienne d’information continue AL24News, sur ce sujet, auxquels j’ai participé avec Nikola Mirkovic :
Comment cela a-t-il été possible ? Deux éléments de réponse peuvent déjà être apportés :
- les réformes néolibérales de l’armée ces vingt dernières années, qui ont principalement consisté en un remplacement des hommes par la technologie et le développement des contrats avec des structures privées;
- le retrait militaire de la région de Kharkov, qui a ouvert la voie à la frontière vers la région russe de Belgorod.
Et un pas a été franchi. Ne lésinant pas sur l’absurde, l’Ukraine déclare que la Russie attaque sa propre population et propose donc l’ouverture de corridors humanitaires vers l’Ukraine. C’est ce que publie sans sourciller Deutsch Welle en russe :
«L’Ukraine est prête à ouvrir des couloirs humanitaires pour l’évacuation vers son territoire des habitants de la région de Belgorod qui sont sous les bombardements. C’est ce qu’a déclaré le conseiller du chef du bureau du président de l’Ukraine Mykhailo Podolyak à la télévision. Selon lui, «la Russie attaque sa propre population civile».»
Les corridors humanitaires sont en général utilisés pour évacuer les civils «amis». Ici, non seulement l’Ukraine accuse la Russie de tirer elle-même sur son territoire et sa population, mais ce sont les frontières étatiques russes antérieures à 2014 qui viennent d’être remises en cause. Nous venons ainsi de franchir une étape politique.
L’intensification et le déplacement du conflit, même s’il ne s’agit pas d’une invasion possible de la région russe de Belgorod par l’armée atlantico-ukrainienne, mais d’incursions et de pilonages à distance, a réveillé une partie des élites politiques russes. Le vocable légitimant et endormant utilisé par le pouvoir n’est plus adapté. Comment dire que «tout se déroule selon les plans» (quels plans?), que «les buts de l’opération spéciale militaire sont en général atteints» (quels buts?), que «la Russie est toujours ouverte pour la négociation de la paix» (quelle paix?), sans oublier les fameux «retraits stratégiques» des uns et la «mise en place de conditions favorables pour la négociation» des autres.
Le ton monte sérieusement parmi les figures systémiques de premier plan, cette logique de marchand ne passe plus, car les résultats sont objectivement mauvais. A ce sujet, je voudrais prendre trois exemples significatifs, de personnes appartenant à des milieux différents.
Tout d’abord, Alexandre Khodakovsky, qui est un commandant de bataillon sur le front et une figure historique du combat du Donbass. Je cite un extrait :
«Mais non moins important que l’augmentation du rythme de la production militaire est le façonnement de la conscience des gens. Nous avons réussi à construire des générations de consommateurs et nous sommes maintenant confrontés au fait que la conscience populaire rejette simplement l’idée, qu’il est nécessaire de se sacrifier. La constitution du consommateur ne contient pas les normes, qui régissent le sacrifice. Pour quelle raison? Dans quel but ? Pour qui ?… Le mode d’existence même d’un consommateur de l’ère marchande est construit sur les lois du profit, et le don de soi n’est pas rentable.
Tant que la base sémantique de notre existence ne changera pas, la Russie n’aura aucune chance. Toutes les mesures superficielles ne sont que des astuces. Maintenant, nous devons gagner du temps pour ne pas simplement redémarrer, mais se «reprogrammer». Si nous ne le faisons pas, nous ne ferons que retarder le résultat. Nous avons besoin d’une éducation et d’un enseignement différents, nous avons besoin d’un travailleur sur un piédestal, et non d’un manageur efficace ou d’un vendeur, nous devons cesser d’encourager l’avortement, nous devons donner naissance à des enfants et leur apprendre à devenir des hommes, pas des consommateurs … Pour cela beaucoup de choses sont nécessaires, ce n’est pas un test facile. Nous voulions, comme nous en avions l’habitude, nous faufiler sans efforts et facilement collecter des bonus — et d’en haut : allez vous faire voir. Dieu n’a évidemment pas besoin de nous tels que nous sommes — Il veut nous voir différents.»
La Russie s’est affaiblie sur le plan existentiel en se noyant ces trente dernières années dans la globalisation, en en reprenant la plupart des cultes (sauf LGBT) et les modes de fonctionnement, en produisant avec acharnement cet individu globalisé, dont le mode d’existence est la consommation et le summum de la réussite est de devenir un manageur efficace. Sans revenir à son énergie vitale et à des hommes ancrés dans le réel, la Russie ne pourra pas remporter ce combat existentiel.
Les secondes déclarations sont celles de Sergueï Mironov, à la tête du Parti Russie Juste, de tendance opposition socialisante très modérée (et très systémique), concernant concrètement la situation dans la région de Belgorod :
«Combien de temps encore nous allons observer ? Combien de temps encore nous allons attendre ? Ici il faut soit un tapis de bombardement aérien des positions de l’ennemi, soit une entrée dans le territoire de Kharkov (qui est encore ukrainien) par d’importants groupes militaires russes. Et il faut le faire. Comment ça, ce n’est pas important ! L’on ne doit pas continuer ainsi. Nous sommes obligés de commencer à nous battre, le patient est en phase finale, il n’est pas opérable !»
La fameuse «opération spéciale», et les «luttes anti-terroristes» qui l’accompagnent, mettent la Russie en situation de faiblesse. Refuser de dire la réalité empêche de la saisir et de l’intégrer, donc d’y réagir de manière adéquate, mais cela ne l’empêche pas d’être. C’est d’ailleurs le coup de massue, qui vient d’être porté par le député Russie Unie Konstantin Zatouline, premier vice-président du Comité de la Douma pour les affaires de la CEI.
«Quels étaient nos objectifs officiellement déclarés au début de l’opération militaire ? Vous vous souvenez tous de la dénazification, de la démilitarisation, de la neutralité de l’Ukraine et de la protection des habitants des républiques populaires de Donetsk et de Lougansk, qui ont souffert tout ce temps. Pour lesquels de ces éléments avons-nous obtenu des résultats à ce jour ? Aucun. De plus, certains d’entre eux ont cessé d’avoir un sens (…).
Nous n’avons pas encore démontré des résultats aussi victorieux, dont nous voudrions nous féliciter. (…) Toute une série de questions qui n’étaient pas résolues, ne le sont malheureusement toujours pas, quand il s’agit de la transition vers une logique militaire.»
Donc premier constat : «tout ne va pas comme prévu» et les buts de l’opération spéciale, non seulement, ne sont pas atteints, mais en grande partie, ils ne correspondent plus à rien. Sans oublier, comme le rappelle Zatouline, que la Russie a intégré les régions de Zaporojie et de Kherson et elle ne les contrôle pas, elle a même abandonné la ville de Kherson. Car, comme il l’explique, la Russie au départ visait une opération facile, sans coût humain et à très court terme, qui devait victorieusement se clore avec quelques super-négociations et permettre de réussir miraculeusement ce qui n’avait pas été possible pendant 8 ans. Ce qui évidemment n’a pas eu lieu, sans aucune surprise. Et quel est alors aujourd’hui le sens de ces buts, pourquoi s’accrocher avec tant d’insistance à cette mauvaise stratégie ? Selon Zatouline, il n’est pas possible de négocier actuellement, la Russie doit obtenir une victoire et non pas une «paix de reddition». Mais quelle est cette victoire, cela reste à déterminer.
«Malheureusement, ce plan a échoué. C’était simplement irréel dès le départ. Je ne veux pas régler de comptes maintenant avec ceux qui l’ont formulé ainsi, mais en tout cas il est évident pour tout le monde que cela n’a pas eu lieu. Alors maintenant, nous devons passer à un autre plan. Il doit exister. Et en fait nous nous dirigeons vers cela, douloureusement. (…)
Si nous avons déjà décidé d’inclure ces territoires dans la Fédération de Russie, eh bien, cela signifie simplement que nous n’avons pas réalisé notre propre décision. Et même si nous atteignons les frontières des régions de Kherson, Zaporojie, Donetsk, Lougansk, cela nous suffira-t-il? Pouvons-nous alors être tranquille avec le reste de l’Ukraine ? Bien sûr que non»
Ces paroles révèlent toute la confusion de cette guerre. Les élites russes, initialement, gavées de néolibéralisme globaliste au biberon, ont imaginé qu’il suffirait de faire peur avec une entrée fracassante, pour que les Atlantistes reconnaissent la Crimée et peut-être même le Donbass, en négociant bien. Et pendant que la Russie reste empêtrée dans ses hésitations et ses circonvolutions, voulant ménager la chèvre et le chou, déclarant les pays atlantistes cobelligérants de facto, sans oser en tirer aucune conséquence, repoussant toujours plus loin ses lignes rouges, le consensus des élites russes se fissure à vue d’oeil.
L’on ne peut en temps de guerre ménager aux commandes des élites idéologiquement incompatibles, un choix devra être fait. Si rien n’est fait, c’est de facto le choix de la dissolution de la Russie dans le magma globaliste, avec une possible dose régionalisée, qui permettra une disparition douce et inexorable, comme la grenouille qui se fait cuire en montant légèrement la température de l’eau. Si la Russie veut sortir de ce bouillon, elle est obligée de revenir à sa dimension existentielle et reprendre le cours de l’histoire, dont elle est sortie en 1991, à savoir reconquérir sa souveraineté réelle et déterminer sa vision idéologique propre. C’est un processus douloureux, lent et lourd, qui va obliger, et les élites, et la société à se réveiller. Or, qui veut sortir du sommeil pour affronter la réalité ? Tik-Tok et Télégram, qui ne constituent qu’un seul monde, sont Ô combien plus confortables, surtout lorsqu’ils présentent la paix bisounours.
Par Karine Bechet-Golovko