Conflit en Ukraine : quelle est cette poussée fantasmagorique de «paix négociée» en Russie ?
Le défilé des personnalités politiques occidentales venant poser le pied sur le tapis rouge du Kremlin pour parler «de paix» doit faire pâlir d’envie les organisateurs du festival de Cannes. Le spectacle est pourtant à peu de chose près de la même qualité. Au-delà de la rhétorique politique et de la posture médiatique, les élites dirigeantes russes font manifestement preuve d’un goût sans fin, voire sans fond, pour ces défilés. Les négociations et les pourparlers seraient-elles l’essence même de cette caste politique, même en période de guerre ? L’image de la Russie n’en sort pourtant pas grandie et la véritable paix n’est pas plus proche.
Comme l’a déclaré Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin en répondant à un journaliste lui demandant ce que pensait Vladimir Poutine de la proposition du ministre turc des Affaires étrangères d’organiser une Plateforme élargie pour la paix dans le conflit en Ukraine :
«Vous savez que le président Poutine est un fervent partisan de la préférence pour les efforts politiques et diplomatiques pour trouver une solution au conflit ukrainien. Et bien sûr, nous n’avons jamais refusé les négociations, au contraire, nous étions partisans des négociations avec la participation de toutes les parties intéressées.»
Il est en effet difficile de reprocher à la Russie de ne pas soutenir l’idée d’une négociation. Sur toutes les plateformes possibles et inimaginables, ces dernières semaines, le Président russe n’a que cela à la bouche — et semble-t-il à l’esprit. Qu’il s’agisse des nombreux forums ou des rencontres bilatérales, Poutine ne cesse de rappeler le plan de paix proposé par lui avant la réunion de Genève, voire même d’en appeler aux funestes accords d’Istanbul.
Un tel déferlement politico-médiatique de paix rappelle la réaction de De Gaulle, qu’il serait sain de transposer ici :
«Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant : “L’Europe, l’Europe, l’Europe”, mais cela n’aboutit à rien et cela ne signifie rien… » Ainsi parlait le général de Gaulle, répondant à Michel Droit, le 14 décembre 1965, entre les deux tours de l’élection présidentielle.
Quel est en effet le sens de ces appels incessants — et indécents — à la paix négociée par l’élite russe ?
Tout d’abord, il est impossible sur la scène internationale, quand on vous pose une question de ce type, de répondre que vous êtes pour la guerre. Il y a donc dans ces déclarations la constitution d’un discours médiatique, qui doit contrer le discours atlantiste faisant de la Russie l’agresseur irréductible, le responsable de la durée du conflit, celui qui ne veut pas la paix.
Mais au-delà de cet aspect bien compréhensible de la stratégie communicationnelle, beaucoup de questions se posent.
1 ) Est-il vraiment nécessaire, pour contrer la communication atlantiste, de provoquer un tel raz-de-marée médiatique ad nauseam de «paix négociée», au risque de rompre l’équilibre politique ? Lorsque le territoire russe est de plus en plus touché, ces appels sans retenue à la négociation peuvent avoir des effets néfastes, et dans l’armée (puisque les militaires russes ne se battent pas pour donner des atouts dans la négociation, mais pour la terre russe), et dans la population (qui doit soutenir l’armée, le pouvoir en vue d’une victoire et non d’une négociation marchande). Sans parler des Ukrainiens, qui attendent encore la Russie et, à ce rythme-là, finiront par ne plus l’attendre du tout, ayant même peur de terminer en objet de négociations. Nous avons vu ce que l’armée atlantico-ukrainienne a fait avec les populations des territoires, dont l’armée russe s’est retirée après les négociations d’Istanbul.
2 ) La Turquie est-elle réellement le meilleur intermédiaire pour assurer une plateforme de paix ? La Turquie est membre de l’OTAN, elle fournit l’Ukraine en armes, elle a déjà largement oeuvré à la trahison des intérêts de la Russie avec les différents accords, et de retrait des troupes, et céréaliers, lors de ce conflit. Bref, la Turquie est impliquée dans ce conflit, elle ne peut donc être un intermédiaire. Pourtant, c’est elle qui tient le premier rôle.
3 ) Comment expliquer le revirement de la position du Kremlin en moins d’une semaine au sujet du rôle de la Turquie dans le conflit en Ukraine ? Le 30 juin, Zelensky envisageait la possibilité de réitérer l’escroquerie des Accords céréaliers dans une négociation plus large avec la Russie en utilisant l’intermédiaire de la Turquie, ici aussi. Le 4 juillet, le porte-parole du Kremlin déclare que la Turquie ne peut pas être un intermédiaire dans le conflit entre l’Ukraine et la Russie, puisque Kiev rejète toute négociation avec la Russie et a rejeté le plan de paix de Poutine. Lors du sommet informel des chefs d’Etats de l’Organisation des Etats turcides à Choucha en Azerbaïdjan, où prenait part un autre héraut de la paix Orban en compagnie d’un bon nombre d’Etats de l’espace post-soviétique de la région d’Asie centrale, le ministre turc des Affaires étrangères a proposé une plateforme plus large les impliquant :
Le chef de la diplomatie turque estime que pour mettre fin à la guerre, les efforts en faveur d’une paix permanente doivent être mis en œuvre sur une base plus large.
« Nous pensons qu’elle devrait s’étendre sur une vaste zone, une plateforme de paix qui empêchera l’approfondissement de la polarisation, qui aura une participation et une représentation élevées et qui donnera la priorité à la diplomatie. En tant que pays touchés par différentes dimensions de la guerre, nous devons travailler ensemble dans cette direction avec une compréhension complémentaire », a-t-il déclaré.
C’est ce à quoi le Kremlin a répondu favorablement. Ainsi, en moins d’une semaine, la Turquie est finalement redevenue un intermédiaire acceptable pour négocier la paix.
4 ) Pourquoi les élites actuelles n’envisagent la paix, que négociée ? Une paix, qui ne se gagne pas dans un premier temps sur le champ de bataille, mais qui se négocie dans les salons un petit four à la main, pourra difficilement durer longtemps. Ce n’est pourtant pas l’expérience récente, qui manque aux élites russes pour le savoir. Les négociations interviennent en général après, non pas pendant un conflit, pour organiser cette paix post-conflit une fois celui-ci épuisé. Or, le conflit en Ukraine, malheureusement, est loin d’être épuisé, ni militairement, ni politiquement.
Tout cela rappelle la Guilde marchande, qui dans l’Europe médiévale, assurait la sécurité des transactions et résolvait les conflits, face à des Etats inexistants. Sommes-nous in fine face à des élites dirigeantes commerçantes ou veut-on à ce point nous faire croire que la disparition politique des Etats nous fait retomber dans une nouvelle forme médiévale ?
En laissant le bénéfice du doute, les questions restent ouvertes.
Par Karine Bechet-Golovko