Russie : l’impératif de la renationalisation des élites politico-économiques
Le business russe doit comprendre que ce qui était, ne sera plus. Il est impératif qu’il s’adapte à la nouvelle situation géopolitique, bien partie pour durer, et prenne en compte l’intérêt national. C’est le message sans ambage lancé par Andreï Kostine, à la tête de la puissante banque VTB, surtout après la publication de la dernière analyse de l’Institut de sondage VTSIOM, qui met en lumière la division profonde des élites russes, d’où il ressort qu’à peine un peu plus du tiers d’entre elles a réellement une position sinon «patriotique», du moins non globaliste.
L’Institut de sondage VTSIOM vient de publier un rapport analytique sur le thème de la souveraineté économique, au regard des réactions des participants aux grands forums économiques, à savoir des institutionnels, des représentants du business et des experts. Ainsi, sous couvert d’anonymat, ce si petit monde est bien partagé et un bon tiers est prêt à n’importe quoi pour revenir à cet «avant», c’est-à-dire pour pouvoir à nouveau bénéficier des quelques miettes que l’élite globaliste occidentale (la véritable élite pour eux) était prête à leur jeter en fin de repas.
Pour remettre les points sur les i, il faut comprendre que la proportion de très riches ayant plusieurs nationalités dépasse de loin la situation des autres pays. Selon les données de 2018, donc avant le début de l’Opération militaire :
«Selon l’enquête The Wealth Report Attitudes Survey (2018) réalisée par la société de conseil Knight Frank, 58 % des personnes très riches en Russie, dont la richesse dépasse 50 millions de dollars et qui appartiennent à la catégorie des individus très fortunés (UHNWI), ont un deuxième passeport ou double nationalité. C’est un record mondial. En Amérique latine, qui arrive en deuxième position, ce chiffre est de 41 %.»
Il est très difficile d’avoir des informations concrètes sur les personnes concernées, car ces données sont souvent cachées par les autorités nationales. Par exemple, Deripaska a acheté la nationalité chypriote, Abramovitch la nationalité israélienne, qui les sont les nationalités en vogue dans ce petit monde, bien loin devant les nationalités britannique, américaine, canadienne, etc.
Comme le souligne le site Tsargrad : «L’élite politico-économique russe n’a jamais brillé par son patriotisme«. Ce qui est mis en chiffre par le dernier rapport analytique de l’Institut de sondage VTSIOM (disponible en russe ici).
Ainsi, à la question de savoir si la politique russe correspond à la mise en place d’une souveraineté économique de la Russie, près de la moitié de ces experts et acteurs du secteur … évitent courageusement de répondre.
39,1% estiment que la politique gouvernementale correspond à la ligne du développement de la souveraineté du pays, 11,6% pensent que non … et 49,3% ont du mal à répondre. La véritable question, qui fait suite à ces résultats, est plutôt celle de savoir si ces 49% sont intéressés par un changement de cours politique du pays ? La renationalisation de l’économie n’est pas du goût de tous, même s’il n’est plus à la mode de le dire.
Et effectivement, la question se pose avec d’autant plus d’insistance, lorsque l’on regarde les réactions face aux sanctions. Un tiers seulement estime que les sanctions sont positives. Elles ont quand même permis de relancer la production nationale, obligent à relancer l’industrie et l’agriculture au lieu de tout importer et de fermer les entreprises nationales. 24,6% estiment qu’elles sont surtout néfastes et 37,7% qu’elles sont autant néfastes que positives. L’on reste bien dans ce tiers des élites russes, qui semblent plus «patriotes». Et l’on voit bien que les secteurs de l’économie réelle, la production industrielle, l’agriculture, la production militaires, ne sont pas ceux, qui intéressent le plus ces élites globalisées.
La division des élites se confirme ici.
Ainsi, à la question de savoir si le pouvoir russe doit porter attention aux sanctions, s’il faut continuer à suivre la ligne actuelle de politique étrangère ou bien s’il faut en changer, même si cela conduit à faire des concessions, 30,4% estime qu’il faut faire des concessions, 37,7% qu’il ne faut pas, le dernier tiers se garde de répondre directement. Nous avons donc ce partage : un tiers soutient le combat pour la déglobalisation, un tiers est prêt ouvertement à payer le prix de la défaite et un tiers attend de voir quel clan va gagner.
Cela va même jusqu’à remettre en cause l’adoption de sanctions en réponse contre la politique occidentale des sanctions contre la Russie. Comment, en effet, peut-on sanctionner le maître ? A la question, pensez-vous qu’il convient à la Russie de recourir plus activement à la politique de sanctions contre les entreprises et pays occidentaux, ce partage des élites se cristallise :
Alors que toutes les structures occidentales, les Etats-Unis et leurs satellites adoptent des sanctions toujours plus nombreuses, et même symboliques, ayant pour but de rabaisser les Russes (interdits d’entrer dans la zone européenne avec leur dentifrice, shampoing, smartphone, cosmétiques … papier WC), 37,7% estiment qu’il ne faut pas renforcer la politique de sanctions en Russie contre l’Occident. Seulement 39,1 % la soutiennent.
Ce n’est certainement pas avec cette désertion des élites russes, que la Russie pourra remporter le conflit. Sans une véritable reprise en main de ces élites politico-économiques, qui ne pourra se faire qu’avec un message clair du pouvoir à son plus haut niveau, non-équivoque, anti-globaliste sur la forme et sur le fond, sans une remise en cause des cultes globalistes dans la politique publique russe à tous les niveaux, ce ne sera pas possible.
Cerise sur le gâteau, les revendications du business face à l’Etat. En plus des habituelles demandes (pas de contrôle, pas de responsabilité), l’on notera l’amusante motion sur plus de stabilité politique à long terme. Chers Amis, quand la guerre sera gagnée, vous aurez de la stabilité, en attendant, il faudrait peut-être se mobiliser un peu plus … L’on ne peut que soutenir Sergueï Kostine, le patron de la banque VTB, lorsqu’il déclare au business que c’est justement le moment de la mobilisation des forces dans l’intérêt de national. Il rappelle à juste titre, qu’il ne sert au rien au business d’attendre la fin des sanctions, le retour à un «avant» qui n’est plus ne sera pas. La situation a radicalement changé, il faut s’adapter.
Ce changement ne sera possible que si le pouvoir adopte ouvertement une ligne idéologique claire. Ce qui est très loin d’être le cas aujourd’hui. Il est urgent de comprendre, que la souveraineté ne peut pas être un slogan, qui doit s’effacer devant les impératifs du moment (le vote électronique, la privatisation des services publics, la déstructuration de l’enseignement, etc.). La souveraineté oblige, elle ne peut être réalisée que par l’adoption d’un ensemble de règles de droit contraignantes redonnant le pouvoir, notamment de l’initiative politique, aux institutions nationales. Mais cela n’est possible que si les élites politiques dirigeantes 1) en prennent conscience et 2) ont la volonté politique de la mettre réellement en place de manière systémique. Bref, si les pouvoirs publics sont prêts à réellement gouverner. Sinon, la souveraineté ne reste qu’un slogan pour cacher, au mieux, la faiblesse politique.
Par Karine Bechet-Golovko