Abus et manipulation de la doctrine des droits de l’homme
Arnaud Develay est intervenu au Forum juridique de Saint-Pétersbourg sur la question de l’instrumentalisation des droits de l’homme sur la scène internationale. Il revient sur cette question pour Russie Politics.
Depuis la fin des années 1980, la doctrine des droits de l’homme est au centre d’un débat de plus en plus intense entre ceux qui soutiennent que les États sont obligés d’intervenir dans les affaires internes des autres pays par le biais d’interventions dites humanitaires, et ceux qui considèrent que le principe de souveraineté ne souffre d’aucune exception.
Pour mieux comprendre les raisons de cette profonde dichotomie, il suffit de se pencher sur les circonstances qui ont caractérisé les relations internationales ces trente dernières années.
L’examen approfondi des événements de l’ère unipolaire permet de conclure que «l’enfer est pavé de bonnes intentions».
Les verdicts du procès de Nuremberg ont jeté les bases d’une architecture juridique internationale qui condamne sans équivoque le recours illicite à la force comme moyen de résoudre les différends entre États. Ce faisant, le Tribunal n’a fait que rappeler l’esprit du pacte Briand-Kellogg de 1928 qui, à l’époque, avait dénoncé les contrevenants comme commettant des crimes contre la paix. Le consensus entre les puissances alliées victorieuses a ainsi été clairement réaffirmé que la Société des Nations et l’organisation qui lui a succédé, les Nations unies, seraient le seul forum pour juger les différends relatifs à l’intégrité territoriale et, par extension, à l’indépendance politique entre les États membres ayant ratifié la Charte des Nations unies. Il est toutefois important de noter que Robert Jackson a lancé un avertissement sévère à toutes les personnes présentes. Un avertissement qui, de toute évidence, est tombé dans l’oreille d’un sourd de la part des États-Unis et de certains autres États au cours des 30 dernières années, car ignorer l’avertissement de Nuremberg pourrait très bien conduire les vainqueurs d’hier à se retrouver sur le banc des accusés la prochaine fois.
Les fondements idéologiques du droit d’ingérence
Comment procéder pour porter atteinte à ces nobles principes ? Certains ont été tentés de promouvoir un discours visant à consacrer ce que l’on a appelé le «Noble Mensonge». Alors que les démocraties qui fonctionnent tendent à favoriser la libre circulation de l’information afin d’alimenter des débats vigoureux entre experts dans l’espoir de parvenir à des politiques sensées et articulées qui reflètent l’état du monde tel qu’il est et non tel que l’on voudrait qu’il soit (ou qu’il devrait être), d’autres cherchent à obscurcir les faits afin d’attiser les passions parmi les masses. Le défunt Hermann Goering y a fait allusion lorsqu’il a expliqué la nécessité de concevoir un mensonge si gros qu’il puisse passer inaperçu. «Plus le mensonge est gros, mieux c’est !
Afin d’articuler ces politiques visant à semer la confusion dans les esprits faibles, les éternelles organisations non étatiques ont bénéficié d’un financement substantiel dans le sillage de la guerre froide. Ces soi-disant ONG ont soudainement poussé comme des champignons venimeux dans le monde entier. Elles ont notamment promu des fictions telles que le génocide du Darfour, le génocide des Ouïghours, la répression tibétaine, la répression iranienne des libertés civiles et des droits des femmes, etc. Ce faisant, ces ONG visaient à créer artificiellement des divisions au sein des sociétés des pays jugés dignes d’un futur changement de régime.
L’industrie cinématographique est un autre dispositif d’ingénierie sociale abondamment utilisé pour enflammer le sentiment public. Ce n’est un secret pour personne que Hollywood s’est longtemps coordonné avec le(s) centre(s) politique(s) pour fabriquer ce que Walter Lippman a appelé la fabrication du consentement. Les Allemands et les Japonais ont été dépeints comme des barbares aimant empaler les bébés avec des baionettes, les indigènes américains comme des sauvages, les Noirs comme des simplets, les Russes comme des comploteurs, les Arabes comme des terroristes, etc. Ces simplifications véhiculées par les médias (cinéma et télévision) ont permis aux autorités de procéder à des interventions à l’étranger, d’emprisonner arbitrairement des centaines de milliers de personnes, de saper les droits des citoyens à une procédure régulière et, en fin de compte, d’enrichir les pourvoyeurs mêmes de déstabilisation et de violence.
Au cours des 30 dernières années, les ONG ont également défendu des causes qui sapent insidieusement la souveraineté nationale en prônant l’immigration de masse et la dénatalité dans les pays industrialisés. En s’emparant du secteur caritatif, la Fondation Open Society de George Soros a déversé des flots constants d’argent sur des ONG qui s’engagent dans des partenariats avec des cartels criminels qui pratiquent la traite des êtres humains, le trafic de drogue et le financement du terrorisme. Ces pratiques insidieuses aboutissent à l’effondrement des systèmes nationaux de santé et de logement et à la destruction des droits des travailleurs. Des efforts considérables sont également déployés pour endoctriner la jeunesse impressionnable sur les campus universitaires. La culpabilité nationale est encouragée par la cooptation des associations d’étudiants qui conduisent ensuite à l’ostracisme de ceux qui plaident en faveur de l’isolationnisme et de la préférence nationale. L’objectif est d’anéantir la classe moyenne.
Pour permettre la libre circulation de l’immigration clandestine, il faut d’abord saper la Charte des Nations Unies en promouvant des interventions dites humanitaires au détriment du respect de la souveraineté nationale. En ciblant les États-nations stables, les interventionnistes ont recours à la doctrine des droits de l’homme pour gagner l’opinion publique. Là encore, le colportage de mensonges est d’une importance capitale. Les médias impérialistes commencent à relayer des bobards sur les dirigeants étrangers qui agissent comme des monstres envers leurs propres populations. Kadhafi encouragerait ses troupes à violer les femmes en distribuant du viagra, les soldats de Saddam Hussein débrancheraient les bébés de leur couveuse, Assad utiliserait des armes chimiques contre sa propre population, Milosevic regarderait ailleurs les soldats serbes commettre des atrocités contre les civils, etc. Le scénario est toujours le même : diabolisation médiatique à l’aide de rapports erronés produits par des ONG cooptées, adoption de sanctions à l’encontre du dirigeant étranger visé et de son entourage (avec l’espoir que la population du pays se soulèvera alors contre les autorités) avant de recourir finalement à la manière forte pour amener les pays vulnérables à voter en faveur d’une intervention militaire au Conseil de sécurité.
Le moment unipolaire : Le triomphe des interventionnistes
Cette architecture globale portant sur la fabrication du consentement a trouvé son expression la plus éclatante dans la réélection de George W. BUSH contre toute attente. Malgré la catastrophe en cours résultant de l’agression de l’Irak, le président sortant est parvenu cette fois à vaincre son adversaire sans l’intervention de la Cour suprême des États-Unis. Il s’en est suivi l’un des discours d’investiture les plus surréalistes jamais enregistrés. Rédigé par Michael Gerson, le texte incarne l’orgueil démesuré d’un hégémon déterminé à briser toutes les contraintes imposées par la Charte des Nations unies. «Répandre la liberté dans le monde», proclamait le président élu, était «la vocation de notre temps», soulignant que les «intérêts vitaux de la nation et nos croyances les plus profondes ne font plus qu’un». Cette ode à l’unilatéralisme trouvera son expression dans l’affirmation de John Bolton selon laquelle si l’ONU «perdait 10 histoires, cela ne ferait pas une grande différence».
Le message de promotion de la défense des droits de l’homme «dans le monde entier» ne serait pas possible sans la manipulation des renseignements par les agences de sécurité de l’État de sécurité nationale. Certes, la manipulation du renseignement a toujours occupé une place de choix dans la création d’un cassus belli. Tout le monde a en tête le naufrage du Lusithania, l’incident du Golfe du Tonkin, l’histoire susmentionnée de l’incubateur (colportée par la fille de l’ambassadeur du Koweit aux États-Unis), la promotion des armes de destruction massive en Irak, les charniers au Kosovo, les attaques chimiques susmentionnées présentées comme la «ligne rouge» dans la tentative de l’administration Obama de justifier l’invasion de la Syrie.
Le mode opératoire utilisé est souvent celui de groupes d’intérêt qui contournent les canaux traditionnels des agences afin de produire une version grossièrement exagérée du briefing présidentiel. Cette méthode frauduleuse a été notoirement utilisée lors de la production d’une estimation des capacités militaires de l’Union soviétique à la fin des années 1970 (le tristement célèbre rapport Team B), ainsi que pour la prétendue preuve de la collusion de l’Irak avec Al-Qaïda à Prague (la risible Curveball).
Enfin, aucune fabrication de consentement ne serait complète sans le processus de retournement du chef d’État visé afin qu’il apparaisse aux yeux de l’opinion publique comme la réincarnation d’Adolf Hitler.
Là encore, les ennemis de Washington sont dépeints d’une manière grossière dénuée de nuance, et tous ceux qui s’opposeraient au nom dela rigueur I ntellectuelle à cette caractérisation sont automatiquement accusés de sympathie à l’encontre du «dictateur.»
La justice internationale, paravent rétroactif de l’ingérence
La dernière étape du processus menant au changement de régime et à la «libération et l’instauration de la démocratie» dans le pays ciblé est le théâtre des simulacres de procès. Cette phase est l’aspect le plus insidieux de l’ensemble du processus car elle vise à tourner en dérision l’État de droit établi pour réglementer les relations entre les États dans le sillage de Nuremberg. Plus précisément, elle vise à conférer rétroactivement un vernis de légalité aux crimes les plus odieux du droit pénal international, y compris le crime d’agression qui, selon les termes du regretté Robert Jackson, est le «crime international suprême.»
La CPI devait représenter le summum de la justice internationale. Construite sur la base de la jurisprudence accumulée par les tribunaux dits ad hoc de l’ex-Yougoslavie, du Rwanda et d’autres organes hybrides tels que les Chambres extraordinaires du Cambodge, l’institution fondée sur un traité a recueilli des ratifications de 124 pays à ce jour. Cependant, tout n’était pas comme prévu, car une proportion écrasante des accusés était d’origine africaine. Cette disparité est devenue d’autant plus évidente que la CPI a vu le jour légalement à peu près au moment où les États-Unis et leur soi-disant «coalition de volontaires» ont entrepris de contourner l’autorisation du Conseil de sécurité des Nations unies de recourir à la force contre l’Irak. Alors que l’administration Bush menaçait d'»envahir» les Pays-Bas au cas où les soldats américains devraient répondre de leurs crimes présumés commis en Afghanistan, Karim Khan, récemment nommé procureur de la CPI, a rapidement délivré un mandat d’arrêt à l’encontre du président de la Fédération de Russie sur la base d’accusations fallacieuses, bien que la CPI n’ait pas ménagé ses efforts pour déployer du personnel en Ukraine à la recherche de preuves incriminantes.
La farce a finalement été dévoilée lorsque Khan, dans sa tentative de réhabiliter la Cour face aux accusations selon lesquelles elle aurait progressé trop lentement dans son enquête sur les crimes commis à Gaza, a déclaré qu’un haut fonctionnaire occidental lui avait dit que la CPI n’était en fait que «pour l’Afrique et les voyous comme Poutine».
Cette révélation fait suite à la suppression de preuves à décharge dans le procès de Slobodan Milosevic devant le TPIY et à la grotesque «parodie de justice» commise à Bagdad lorsque de graves allégations de mauvaise conduite de la part de Saddam Hussein ont été ignorées au profit d’un obscur incident pour lequel l’ancien homme fort irakien a été rapidement reconnu coupable et condamné à la peine de mort par pendaison afin de ne pas lui permettre de faire des révélations sur le soutien militaire et diplomatique de l’Occident pendant les huit années de guerre de l’Irak contre l’Iran.
Dans le cas de la Libye, l’Occident a opté pour une justice frontalière à l’encontre de l’ancien chef d’État Mouamar Kadhafi. Plutôt que de le capturer vivant, l’OTAN a détourné le regard alors que ses mandataires takfiristes assassinaient brutalement le Guide de la Jamaryhia en public.
En Irak et en Libye, les conventions de Genève et les dispositions fondamentales du Pacte international relatif aux droits politiques et sociaux ont été foulées aux pieds à plusieurs reprises, y compris le droit à un procès équitable cité à l’article 14. En ignorant leur obligation de respecter ces obligations internationales, les États-Unis et leurs alliés ont commis un nouveau crime de guerre.
L’assassinat de l’ancien premier ministre libanais Rafik Hariri a constitué une autre illustration frappante de l’utilisation politique des tribunaux internationaux. En dépit de preuves insuffisantes et de l’absence de tout suspect en détention, les Nations unies se sont prêtées à un jeu de théâtre judiciaire qui a coûté des millions de dollars afin de ternir la réputation de l’un des partis les plus influents, mais politiquement considéré comme infréquentable, de la vie politique libanaise. L’opération a également servi à rendre un verdict de culpabilité par association en laissant entendre, sans aucune preuve à l’appui, que le gouvernement syrien était en quelque sorte complice de l’assassinat de l’ancien premier ministre libanais.
La politisation des organes de l’ONU
Afin de compléter l’apparence d’impartialité et d’objectivité nécessaire pour mener des opérations de changement de régime dans le monde entier en toute impunité, l’Occident a considéré qu’il était indispensable de placer les agences de l’ONU sous son contrôle.
Le précédent de l’Irak avait appris à Washington qu’avec des individus tels que Mohammed Al-Baradei, Scott Ritter et Hanx Blix à la tête des opérations de l’ONU, la légitimation d’un changement de régime se heurterait à une opposition farouche au sein du Conseil de sécurité de l’ONU. A tout le moins, les preuves présentées à la branche exécutive de l’organisation devraient prendre la forme d’un rapport authentique présenté par les chefs officiels d’organes spécifiquement chargés de rendre des avis d’experts sur les questions relatives à la surveillance nucléaire et chimique.
Afin de procéder à la redistribution des cartes, les États-Unis n’ont pas ménagé leurs efforts pour faire valoir que, de l’avis général, certaines personnes devaient partir. C’est ainsi que John Bolton, désormais conseiller à la sécurité nationale, a proféré des menaces physiques à l’encontre de l’ancien directeur de l’OIAC, Jose Bustani, et de sa famille.
Avec l’arrivée de nouvelles personnes à la tête de ces agences, Washington a pu s’appuyer sur les rapports officiels pour incriminer ou disculper selon les circonstances.
En Syrie, les rapports de l’OIAC visaient à accuser le gouvernement syrien d’avoir utilisé des agents chimiques interdits par la convention pertinente, bien que le président Assad ait officiellement éliminé tout son stock en 2013 et que l’ASA ait alors repris le contrôle de 78 % du territoire syrien. Il est devenu évident que cet incident a été utilisé pour justifier un acte d’agression contre Damas par les États-Unis, le Royaume-Uni et la France.
En ce qui concerne les travaux de l’AIEA sous la direction de Rafael Grossi, de nombreux rapports ont été publiés sur le bombardement de la centrale nucléaire de Zaporojie. Comme il s’agit de la plus grande centrale de ce type en Europe, les experts ont prévenu que si le bombardement atteignait le cœur, un nuage radioactif engloutirait l’Europe de l’Atlantique à l’Oural, ce qui éclipserait l’incident de Tchernobyl en termes de létalité. Le problème des rapports de Grossi est qu’ils ne font à aucun moment allusion à l’identité des auteurs des tirs, alors qu’il est clairement établi que ces tirs proviennent de l’Ouest.
Il convient également de parler des soi-disant mécanismes internationaux créés pour promouvoir la production de preuves contre des individus associés à des gouvernements que l’Occident n’a pas réussi à renverser. Dotés d’un personnel contrôlé ayant précédemment travaillé dans des tribunaux ad hoc, ces mécanismes contribuent souvent aux efforts visant à promouvoir le concept de «juridiction universelle».
Bien que cette doctrine présente certains aspects intéressants et novateurs dans la poursuite des crimes les plus graves au regard du droit international en refusant l’asile à leurs auteurs, ici encore, l’accent est mis exclusivement sur les ennemis politiques de l’Occident.
Enfin, je ne saurais terminer mon étude sans mentionner le travail de l’OSCE. L’OSCE était initialement présentée comme l’organe chargé de promouvoir la bonne volonté dans les relations entre les États européens. Ces 12 dernières années, elle s’est transformée en une agence complice des bombardements aveugles de civils. Sollicitée pour participer à l’observation de référendums et d’élections, l’OSCE a adopté les discours véhiculés par les médias occidentaux sur «l’agression russe» alors qu’elle ne pouvait ignorer les spécificités de la situation prévalant en Ukraine depuis 2014. Ainsi, l’OSCE a tourné le dos à ses obligations et a nié le droit à l’autodétermination des personnes qui tentent d’échapper à des bombardements incessants.
En conclusion, il est regrettable de constater que les attentes des participants à ces procès tenus à Nuremberg il y a près de 80 ans n’ont pas résisté à l’épreuve du temps. Nous sommes aujourd’hui confrontés à une nouvelle incarnation de cette même idéologie qui privilégie la force brute sur la conciliation, les injonctions arbitraires sur l’équité, la primauté des intérêts particuliers sur le bien public. Comme pour ajouter l’insulte proverbiale à l’injure, les partisans de cette anarchie dans les affaires mondiales vont maintenant jusqu’à proclamer l’avènement d’un soi-disant ordre fondé sur des règles pour remplacer la Charte des Nations unies.
Par Arnaud Develay, juriste international