Démonstration nucléaire?

Jean-François Geneste analyse pour Russie Politics l’intensification de la rhétorique nucléaire et les risques du recours à l’arme nucléaire dans le conflit entre l’OTAN et la Russie, qui se joue en Ukraine.

Récemment, le professeur Sergey Karaganov a publié un article qui a été traduit en Français et qui propose la thèse suivante.

  1. La guerre entre la Russie et l’OTAN ne prendra pas fin même en cas de victoire écrasante de la Russie et cela pourrait conduire à une forme de guérilla perpétuelle assimilée à un cancer.
  2. Y compris en cas de triomphe total, l’occupation de la partie occidentale de l’Ukraine qui, historiquement, hait les Russes, poserait problème qui plus est dans un pays potentiellement en ruine.
  3. La question de la démilitarisation resterait très compliquée[1].
  4. L’élan russe vers l’Eurasie en serait ralenti sinon contrarié.
  5. L’Occident est « uni » sous la férule états-unienne qui souhaite à tout prix conserver son hégémonie et n’hésitera pas à en faire payer le prix même à ses alliés.
  6. L’IA et la volonté absolutiste folle font courir des risques très sérieux d’escalade que l’on ne saurait arrêter.
  7. Etc.
  8. En conséquence, pour éviter bien des morts qui ne sont déjà que trop nombreux, il faudrait restaurer la peur de l’engrenage nucléaire chez les Occidentaux en leur rappelant que dans un vrai conflit ce ne sera pas que le sang des autres qui serait versé.
  9. Le professeur Karaganov propose dans ces conditions d’abaisser le seuil atomique pour signifier clairement la détermination russe. Il voit une échelle à deux douzaines de barreaux et conclut au niveau ultime : Nous devrons alors frapper un groupe de cibles (européennes) dans un certain nombre de pays pour ramener à la raison ceux qui l’ont perdue.
  10. Il glose ensuite sur les conséquences géopolitiques d’une telle action, estime que cela n’aura pas trop d’effets néfastes à moyen et long termes sur la Russie et pense que l’humanité en sera potentiellement sauvée.

Andrew Korybko lui fait une réponse. Schématiquement, il craint que le fait d’abaisser le seuil nucléaire ne consacre une prophétie autoréalisatrice. Il se concentre, bien entendu et sans trop de nuances, sur le dernier échelon qui est, de facto, le déclenchement de la troisième guerre mondiale, puisque d’après lui, les USA ne pourraient tolérer le bombardement nucléaire (tactique !) d’alliés européens.

Ces articles ont fait couler beaucoup d’encre et on trouve deux partis très distincts : ceux qui sont de l’avis de Karaganov et ceux pour qui le nucléaire est en quelque sorte sacré et ne devrait jamais être utilisé, car conduisant irrémédiablement à l’usage de sa composante stratégique.

Voyons un peu l’état des lieux  depuis la France, sans que je puisse prétendre à représenter mon pays en quoi que ce soit dans cette affaire.

Rappelons un extrait d’un discours d’Emmanuel Macron du 7 février 2020[2] :

La France se réserve le droit de procéder à un ultime avertissement nucléaire, par exemple une frappe dans une zone vide ou une impulsion électromagnétique dans l’atmosphère, afin de montrer à un éventuel adversaire sa détermination à employer le feu nucléaire. La forme de cet ultime avertissement n’est jamais définie et laissée à l’appréciation du chef des armées.

En cas de méprise sur la détermination de la France à préserver ses intérêts vitaux, un avertissement nucléaire, unique et non renouvelable, pourrait être délivré à un agresseur étatique pour signifier clairement que le conflit vient de changer de nature et rétablir la dissuasion

On retrouve dans cette déclaration la presque totalité de l’échelle de Karaganov. Quelle forme cela pourrait-il prendre pour la Russie ? Elle pourrait dès lors jeter son dévolu sur la plus grande île inhabitée du monde, à savoir l’île de Devon, canadienne, de 55 000 km² et opérer une démonstration de sa technologie en submergeant par un tsunami cette région via des torpilles Poséidon armées de bombes nucléaires de 100 Mt[3]. A priori, si l’on en croit Wikipédia, non seulement il n’y aurait pas de morts, mais les dégâts écologiques et environnementaux pourraient être mineurs. On peut raisonnablement penser que cela pourrait constituer un avertissement sévère et inciter à réfléchir ceux qui semblent bien peu économes du sang ukrainien depuis des mois sinon bientôt des années.

Abaisser le seuil serait-il si grave ? Quoi qu’en dise Vladimir Poutine, qui n’y est clairement pas favorable, rapportons les propos français suivants[4] :

De 1968 à 1990, la guerre de haute intensité que nous préparions était toujours nucléaire, biologique ou chimique. Nos savoir-faire tenaient compte de cela. Tous les grands exercices de 1970 à 1980 se faisaient avec emploi du nucléaire tactique. Cela n’effrayait pas grand monde dans nos rangs. Cela n’effrayait que les civils, travaillés et mis en condition par les médias et qui ne savaient pas faire la différence entre le nucléaire tactique, le nucléaire stratégique, la bombe à neutron, une stratégie antiforces, une stratégie anti-cité…. etc.

Le bombardement de Dresde a tué plus de monde que les deux bombes atomiques de la Deuxième Guerre mondiale.

La guerre civile américaine entre le Nord et le sud et la bataille de Verdun ont fait, elles aussi, beaucoup plus de morts que les deux bombes atomiques.

En clair l’emploi d’une bombe nucléaire tactique de faible puissance pourrait faire zéro mort si elle pète au bon endroit et constituerait un rappel pour les occidentaux qui se battent avec le sang des autres, qu’il serait temps d’arrêter les provocations et l’extension à l’Est.

Une sorte d’ultime avertissement.

La question qui se pose aujourd’hui reste la suivante. Nous avons vu l’escalade occidentale dans la fourniture d’armements à l’Ukraine depuis le début de ce conflit. Nous ne savons hélas pas où cela finira. En effet, Sergei Lavrov l’a  remarqué récemment, lorsque des F16 seront livrés, il sera très difficile sinon impossible de déterminer si ces derniers sont équipés conventionnellement ou avec du nucléaire. Le risque c’est que l’on s’habitue avec le temps, comme la grenouille dans son bocal, à l’intensification de la température pour aboutir dans le traquenard de l’engrenage menant à la guerre  stratégique sans vraiment d’alternative pour en sortir.

De même que Daladier et Chamberlain étaient allés voir Hitler pour avoir en retour « le déshonneur et la guerre », il ne faudrait pas que la volonté de ne pas abaisser le seuil nucléaire conduise à une situation similaire. Le discours russe actuel, très politique, qui fait toucher du doigt que seuls les Américains à ce jour ont utilisé ce type d’arme et seraient donc les seuls réels vecteurs de l’axe du mal sur la planète, aussi adroit soit-il, devrait être mis en perspective des actes qui, au final, uniquement comptent. Daladier et Chamberlain ont discuté quand Hitler a agi. Il ne faudrait pas que Poutine opérât comme les premiers, car si l’Allemagne perdit la guerre, ce fut au prix d’innombrables souffrances, côté russe en particulier. Comme le disait un Russe[5] que je connais bien, lorsque l’on a un début de gangrène, il faut se précipiter pour couper le mal au plus vite.

Or, la gangrène aujourd’hui est clairement l’escalade, celle qui ne tue ni ne blesse en Occident et donne l’illusion à la fois que tout va bien et que nous pouvons continuer à créer des « hachoirs à viande » sans que cela ne nous revienne jamais en boomerang. La vertu du nucléaire est qu’elle ne menace pas que la plèbe, mais elle immine aussi les dirigeants. Et il est temps que le tour de certains arrive !

Terminons notre propos en remarquant l’effondrement moral et intellectuel de l’Occident qui n’arrête pas sa progression vers l’est. Or, il y a une très large sous-estimation ici du danger que cela représente pour les civilisations traditionnelles, la russe en particulier, dont les fondements sont aux antipodes de l’évolution actuelle qui se met en place à grands pas dans la sphère anglo-saxonne et qui déborde bien entendu sur ses zélés vassaux de l’OTAN. La question de la menace des racines mêmes de la nation russe n’est donc pas une vue de l’esprit, mais bien une profonde réalité et le soutien, tacite, de certaines grandes puissances montre bien que ce danger n’est pas du tout sous-évalué par ces dernières. L’existence de cultures multimillénaires est, clairement, en jeu, la volonté occidentale étant de les dénaturer ! Et si ce n’est pas la Russie qui, cette fois, siffle la fin de partie, elles savent très bien qu’à l’étape suivante, le fardeau deviendra leur. Autant alors que ce soient les descendants des tsars qui s’en chargent. Après tout, n’ont-ils pas le premier arsenal mondial en matière de dissuasion ? Et en se gardant, ne sauveront-ils, pas, au final et comme l’écrit Karaganov, l’humanité ?

Par Jean-François Geneste, ancien directeur scientifique du groupe EADS/Airbus Group, PDG de WARPA.


[1] Voir mon ouvrage « Logique de Défense : 30 idées en 200 pages » pour une solution possible (2008)

[2] Merci Pierre !

[3] A priori, la bombe explose en dehors de la ZEE du Canada (à confirmer), mais ce n’est pas vraiment du nucléaire tactique.

[4] Merci à son auteur.

[5] Merci Alexandre !