La dronisation du champ de bataille
Pour Jean-François Geneste, ce titre, qui est une évidence au vu du conflit en cours en Ukraine, n’a aucun intérêt en lui-même sinon ce qu’il implique comme évolution quant à la conception de la guerre pour renforcer l’efficacité d’un pays. Par ailleurs, cette tendance, aujourd’hui exploitée par l’Occident dans des conditions ambiguës, est porteuse de grands dangers de dégénérescence de l’affrontement.
Nous sommes à quelques jours lendemain de l’attaque par des drones maritimes de surface d’un pétrolier turc stationné près du détroit de Kertch. Les réseaux sociaux bruissent d’informations comme quoi cette attaque aurait été précédée, comme chaque fois, par un déploiement relativement important de l’arsenal aérospatial occidental qui guiderait les engins « ukrainiens ». Ce dernier mot est entre guillemets, car nous ne connaissons pas leur origine réelle et, de notre avis, quelle que soit la capacité de l’Ukraine à concevoir ce type d’appareils, nous doutons qu’elle ait les ressources matérielles pour les produire en grande série compte tenu des bombardements russes.
Il y a globalement quatre genres de drones : aérospatiaux comprenant espace et air, terrestres, marins de surface et sous-marins.
Commençons par régler le cas des derniers qui, aujourd’hui, ne sont pas pilotables à distance, les ondes électromagnétiques ne pénétrant guère l’eau. Ce sont bien entendu sans doute les plus dangereux, mais encore faudrait-il les doter d’un système automatique de « reconnaissance de terrain », ce qui peut se faire, mais pour des engins assez gros. Cela nécessite des moyens importants et ces armements sont donc chers. Évidemment, on peut s’attendre à une amélioration substantielle de ces éléments de guidage, mais même avec de l’intelligence artificielle, des outils de surveillance performants devraient pouvoir défendre efficacement des zones ad hoc. Il n’en irait pas de même si l’on savait communiquer de la surface aux profondeurs en faisant fi de la barrière naturelle qu’est l’eau. Une pareille possibilité est décrite dans cet ouvrage, mais n’a pas été développée à ce jour. Néanmoins, ce serait une véritable révolution. Dans un tel cas, le guidage se ferait depuis des moyens aériens ou terrestres, de n’importe où et quasiment inaccessibles à la défense adverse. Il ne resterait donc plus qu’à essayer de les rendre aveugles, soit en détruisant les composantes aérienne et spatiale, soit en envoyant des leurres pour flouer l’IA. Cela impliquerait aussi une capacité de détection sous-marine importante.
Les drones terrestres auraient, s’ils étaient vraiment efficaces, l’avantage d’éviter de consommer de la chair à canon, sous l’hypothèse non évidente que les dirigeants politiques, une fois le conflit perdu au niveau des robots, signifieraient la fin de la guerre. Rien n’est hélas moins sûr quand on regarde les décisions prises dans le différend en cours et hélas. Néanmoins, ces drones sont fragiles, détectables et ne seraient donc probablement que peu opérants. Toutefois, dans le cadre d’un affrontement massif avec des usines de production performantes qui arriveraient à saturer les lignes ennemies, ils seraient en mesure de faire basculer les événements. Mais, encore une fois et pour être plus clair, c’est la quantité qui conduirait à la divergence. Cela plaiderait ainsi plutôt pour des engins rustiques, très bon marché, consommables, rapides et agiles aux trajectoires stochastiques tout en gardant un objectif bien déterminé, etc. Le pilotage depuis le sol ou les airs est possible sinon nécessaire et dans un tel cas l’observation du champ de bataille en temps réel devient un impératif absolu.
Passons à l’aérien et conservons le spatial pour la fin. Il y a bien entendu les drones d’attaque et ceux de renseignement. L’opération militaire spéciale en cours montre l’intérêt des Geran, peu chers, rustiques, volant en essaims et ayant des trajectoires non furtives. Il ne faudrait pas faire beaucoup d’efforts pour les rendre beaucoup plus difficiles à détruire avec un peu de mathématiques à bord. D’un autre côté, il manque cruellement une défense antiaérienne et anti-flotte de drones. Cela s’entend comme suit : par exemple des missiles dont le coût serait, disons, de 1/10ème de celui de la cible et aussi avec une bonne probabilité d’élimination. Personne n’a cela aujourd’hui…
Pour ce qui est des engins de reconnaissance, comme ces derniers volent loin du champ de bataille dans le conflit qui nous intéresse ici, les attaquer reviendrait à déclencher une guerre ouverte avec l’OTAN, ce que d’aucuns ne veulent. Toutefois, une solution, au moins temporaire, pourrait consister en la conception d’armements qui ne seraient pas détectables et feraient leur affaire de les anéantir. On pense bien entendu aux lasers de puissance, mais la technologie actuelle, aux distances en jeu, n’est pas au point. On pourrait utiliser des canons électromagnétiques avec des vols de « contre-drones » à proximité des autres. Dans un tel cas, on verrait des destructions sans que qui que ce soit ne puisse prouver que quelque chose a vraiment été tiré. Cela créerait une situation floue comme celle présente où les Anglo-Saxons guident les matériels ukrainiens tout en n’étant pas de jure en guerre contre la Russie. Au prix des engins américains, la perte de quelques unités les contraindrait, a priori rapidement, à réviser leurs plans. Le canon électromagnétique est une version « haut de gamme » et plutôt chère d’une agression que l’on pourrait faire contre un drone d’observation. Des attaques chimiques, par exemple, seraient tout aussi efficaces et bien meilleur marché, au prix de se rapprocher davantage de la cible. Personne n’a, semble-t-il, pensé à larguer dans la zone ad hoc un essaim de nanodrones qui iraient « malmener » celui de reconnaissance qui, pour des raisons techniques, ne peut pas être trop petit. On pourrait multiplier les idées à l’infini ou presque. Comme toujours, il faut étudier une multitude de scénarios et choisir le meilleur pour un contexte donné et se tenir ensuite à une production de masse qui fera baisser les coûts.
Il nous reste alors les engins spatiaux qui ont toujours été des drones, même si on les nomme satellites. Parmi ces derniers, actuellement et à notre avis, les plus importants sont ceux de positionnement, dits GPS pour les Américains et Glonass pour les Russes. Ils œuvrent en constellations d’environ 30 unités, couvrent l’ensemble de la planète et comportent à bord des horloges atomiques qui permettent de mesurer des temps à 10-16 secondes près. Cette précision est appelée à augmenter prochainement pour améliorer les performances. C’est grâce au GPS que l’armée américaine peut se projeter sur n’importe quel endroit du globe et n’y être jamais égarée même si ses soldats mettent le pied dans tel pays pour la première fois. Finies les errances dans la Beauce des années 40 ! Les Chinois et les Russes ont fait des démonstrations de leur capacité à détruire des satellites en orbite pour bien notifier à l’Oncle Sam qu’un débarquement chez eux signifierait l’élimination du GPS et donc la perte de repères d’une force dopée à la haute technologie fragile et dont les hommes sont incapables au vrai combat comme l’histoire l’a montré à de nombreuses reprises.
Il y a aussi les satellites d’observation qui sont très utiles d’autant qu’ils opéreraient en constellations abondantes ce qui n’est pas complètement le cas aujourd’hui. Nous renvoyons là à notre article sur comment détruire Starlink, une configuration qui a, à l’heure actuelle, 1200 unités que l’on pourrait réduire totalement avec un seul satellite et 12 kg de munitions.
Nous n’irons pas plus loin ici dans cette analyse qui pourrait remplir plusieurs ouvrages. Néanmoins, notre point essentiel est celui-ci. Aujourd’hui la Russie est sans cesse attaquée par des engins bon marché ukrainiens au mieux et pilotés par des moyens de l’OTAN. Il est étonnant que cela n’ait pas, dès le départ, été considéré comme une ligne rouge. Et il n’aurait pas fallu beaucoup d’insistance, en détruisant quelques unités stratégiques du rival, pour signifier que l’on ne se laisserait pas faire. Ne pas avoir franchi ce pas initialement risque d’avoir un coût très élevé au final. En effet, le (mauvais !) pli étant pris, on peut facilement imaginer que la puissance industrielle occidentale qui n’est pas nulle, même si elle est entamée, produira des drones en masse qu’elle guidera sans cesse vers des cibles de plus en plus importantes que ce soit en direction de la Crimée ou ailleurs. Au fur et à mesure des destructions, toujours plus dévastatrices, il sera alors très difficile de signifier une ligne rouge qui aurait dû être tracée au commencement. Et comme l’adversaire aura pris confiance en lui et en ses succès, il y a peu de chance qu’il perçoive, de son côté, la limite qu’il aurait franchie à son insu, avant qu’il ne soit trop tard. Nous avons donc bien un risque de dégénérescence du conflit vers une guerre directe entre Russie et OTAN : les lignes rouges doivent être énoncées, mais dire ne remplace pas agir.
Nous avons dans l’histoire maints scénarios où la faiblesse de certains a engendré une catastrophe. À ce propos et parce que nous sommes en période de vacances et qu’il faut se détendre, le lecteur pourra visionner sur You Tube le film suivant qui montre bien jusqu’où une certaine impuissance peut mener. La situation ambiguë qui s’est développée depuis maintenant plus d’un an et demi nous semble porteuse de grands dangers qui pourraient se révéler bientôt, les limites des uns et des autres n’ayant pas été clairement posées. L’équivoque n’est pas que du côté occidental, contrairement à ce que certains lecteurs pourraient penser à l’exposé de ce qui précède. Le concept d’opération militaire spéciale, qui fait une guerre dont il ne veut pas revêtir le nom, participe de cette faiblesse qui risque de nous emmener à un embrasement bien plus important et in fine délétère.
Par Jean-François Geneste, ancien directeur scientifique du groupe EADS/Airbus Group, PDG de WARPA.