A Kharkov, l’OTAN entre en guerre : soit la Russie change de stratégie, soit elle disparaît comme pays souverain
lundi 12 septembre 2022
Cela fait longtemps que les guerres ne se déclarent plus dans les règles de l’art, elles se font. C’est ainsi que l’OTAN a directement et personnellement conduit l’offensive de Kharkov, ce qui marque la fin objective de la prudente «Opération militaire spéciale» pour la Russie. A moins que les dirigeants actuels pensent que la bataille de Stalingrad ait pu être une opération très spéciale. Le recul aussi rapide que significatif de l’armée russe dans la région de Kharkov, qui signe ainsi sa première grande défaite militaire depuis très longtemps, doit être analysé. Dans une guerre, les batailles se perdent, mais il est fondamental d’en tirer les leçons — pour ne pas perdre la guerre. Quelques éléments politiques d’analyse.
Hier, l’armée russe est quasiment sortie de la région de Kharkov, gardant encore un petit territoire à l’Est de la région et tentant de stabiliser le front sur la rive gauche de la rivière Oskol. Les villes importantes comme Balakeia, Koupiansk ou Izium sont repassées sous contrôle ukrainien (et les répressions ont commencé malgré l’évacuation des civils). Ainsi, le front revient aux portes du Donbass d’un côté et débarque de l’autre à la frontière russe (région de Belgorod), suite à la perte de la ville frontalière de Volchansk.
Le ministère russe de la Défense, après un long silence de plus de deux jours, déclare furtivement qu’il s’agit d’un «repli stratégique» :
«Russian troops that operate near Balakleya and Izyum to be redeployed for reinforcement at Donetsk direction in order to reach preestablished objectives of special military operation»
Difficile de trouver une formulation qui aurait provoqué une réaction plus négative. Les gens n’apprécient pas d’être pris pour des imbéciles et peuvent perdre confiance. Lors de la Seconde Guerre mondiale, les bulletins d’information étaient suivis avec assiduité, car les gens y croyaient. Et la population y croyait, car ils annonçaient aussi les défaites et les reculs. Et ainsi, justement, ils laissaient entendre que tout serait mis en oeuvre pour reprendre le territoire. Or, la communication désastreuse du ministère de la Défense laisse entendre derrière ces «maladresses communicationnelles» une faiblesse politique impardonnable : on laisse la région de Kharkov pour mieux protéger le Donbass. Juste une question en passant :
Et qui vous dit, avec cette logique, qu’il vous sera alors plus facile de défendre le Donbass, voire ensuite la Russie ?
Contrairement à ces déclarations, l’on a immédiatement eu Kadyrov, lui, remontant le moral des troupes, comme il se doit, et promettant que tout serait fait pour reprendre le territoire, pendant que Peskov déclare que le Kremlin n’a aucun commentaire à faire, puisque cela ressort du ministère de la Défense. Il est vrai que justement ces jours-là une grande réunion avec Poutine avait lieu concernant le développement du tourisme intérieur, les plages de Sotchi étant surchargées. L’on retrouve aussi Medvedev, tout frais dans son nouveau rôle, mais étonnamment résistant depuis février, déclarant que tous les buts seront atteints et s’en tient mordicus à la capitulation de l’Ukraine.
Et l’on retrouve enfin des paroles de vérité, et donc de courage, venues de DNR. Eux ne font pas de la comm, ils font de la politique, ils défendent leur terre et communiquent dessus. C’est la différence et cela se sent. Le vice-ministre de la communication de DNR, Danyil Bezsonov, reconnaît la perte de la ville stratégique d’Izium en ces mots courageux :
«Oui, nous avons quitté Izyum, ainsi que d’autres villes de la région de Kharkov. Bien sûr, c’est mauvais. Bien sûr, c’est le résultat d’erreurs de haut commandement.
Mais il n’est pas nécessaire de chercher des significations cachées là-dedans. Il ne s’agit pas de négociations, ni de trahison. On se bat juste du mieux qu’on peut. À tous les niveaux. Quelque part mieux, quelque part pire.»
Quelques remarques intermédiaires : il ne s’agit pas d’un retrait stratégique, mais d’une défaite ; une défaite due à des erreurs de commandement, c’est-à-dire qui pose des questions systémiques d’évaluation de la situation et de position politique, et oblige à s’interroger sur la longue réforme de l’armée, selon les recommandations globalistes, de ces 20 dernières années.
«L’essentiel est d’admettre ses erreurs et d’en tirer les bonnes conclusions. Mais il faut reconnaître ses erreurs et ne pas parler d’un plan astucieux pour attirer des Ukrainiens naïfs et sûrs d’eux dans le chaudron de Voronej. (…)
L’encerclement du groupe russe à Izyum aurait été un désastre. D’un point de vue militaire, la décision de se retirer est absolument correcte dans les circonstances merdiques actuelles.»
La décision est bonne, mais comment en est-on arrivé à devoir prendre une décision aux conséquences aussi mauvaises, parce que toute autre eût été encore pire ? C’est bien à question qu’il faut réfléchir.
Il faut absolument ici noter l’implication directe de l’OTAN dans cette bataille de Kharkov, ce qui explique la première déroute de l’armée russe.
«Volchansk est occupé par les troupes de l’OTAN. Exactement comme ça et rien d’autre. L’on écrit à partir de là-bas, qu’il n’y a pratiquement pas de nazis ukrainiens dans la ville. Beaucoup de noirs et d’anglophones. Exactement la même situation dans Cossack Lopan.«
Et les combats sont dirigés par des officiers de l’OTAN, selon les interceptions de communications. D’ailleurs, le NYT publie lui-même un article confirmant la direction de l’armée ukrainienne par l’OTAN et la préparation de l’offensive avec le renseignement américain cet été. Et n’oublions pas cette nouvelle technique, celle de la sur-utilisation des «mercenaires». Personne n’a vu leur contrat, personne ne sait s’il s’agit réellement de mercenaires (la quantité ici est quand même surprenante) ou s’il s’agit d’une implication directe — mais discrète — des militaires des pays membres de l’OTAN sous couvert de mercenariat. Comme cela été justement remarqué dans la région de Kharkov :
«Il y a des mercenaires dans les rangs des unités des forces armées ukrainiennes, qui sont actuellement impliquées dans la région de Kharkov. Ce sont des citoyens des États-Unis, de Grande-Bretagne, de France et d’autres pays membres de l’Alliance de l’Atlantique Nord. Ils sont pas seulement dans les formations de combat des Forces armées ukrainiennes, ils commandent la bataille dans les unités, qui sont en action offensive«
Donc, l’OTAN est bien entrée en guerre contre la Russie à Kharkov. Sans déclarer la guerre, mais la faisant. Ce qui rend la tâche beaucoup plus difficile à la Russie. Car comment réagir ? Et c’est une question stratégique que les élites dirigeantes devront régler rapidement, s’ils ne veulent pas avoir à régler la question de la capitulation — de leur capitulation. Les conséquences seraient fatales pour eux personnellement, puisque le sort de Milosevic ou de Hussein leur est déjà réservé, comme on l’a appris sur LCI :
Et surtout, la Russie n’y survivrait pas — comme entité étatique. Des voix se lèvent déjà dans l’opposition radicale pour «décoloniser la Russie«, c’est-à-dire achever le processus commencé en 1991 de démembrement de ce (trop) grand pays millénaire. Les Ukrainiens, de leur côté, s’emballent et le Secrétaire du Conseil national de sécurité, Alexeï Danilov, parle, je cite, d’une «capitulation totale de la Russie et de sa nécessaire démilitarisation avec l’aide de nos partenaires occidentaux». Et de préciser :
«Notre tâche est de faire en sorte que la Russie n’ait même pas le désir de penser qu’elle peut attaquer ses voisins, en particulier de la manière dont elle l’a fait par rapport à notre pays»
Dans ce contexte, hier, Macron téléphone à Poutine et entre dans le jeu de la «capitulation douce et raisonnable » :
«À cette occasion, il a condamné la poursuite des opérations militaires russes en Ukraine et a rappelé son exigence qu’elles cessent au plus vite, que s’engage une négociation et que soient rétablies la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine.»
Le soir même, l’armée russe a réagi et pour la première fois a réellement touché des infrastructures stratégiques avec des missiles depuis les eaux de la mer Noire et de la Caspienne. Ainsi, les centrales électriques de Kharkov et Zmiev dans la région de Kharkov, la centrale de Pavlograd dans la région de Dniepropetrovsk et la centrale thermique de Krementchoug dans la région de Poltava ont été touchées. Plusieurs régions sont restées en partie sans électricité, les trains ont été stoppés, le métro à Kharkov aussi et internet a bugué. L’électricité a été aujourd’hui partiellement rétablie, puisque l’armée russe n’a touché qu’une partie de la capacité énergétique de l’Ukraine.
Hier soir aussi, le discours médiatique commençait à changer. Soloviev déclarait que les gens attendaient une réaction forte de l’armée russe. Sur la chaîne Telegram «Poutine v Telegram» l’on annonçait un changement radical de la stratégie de l’armée russe désormais. Espérons que cette fois-ci, cela ne s’arrêtera pas à la communication, avec quelques vidéos officielles montrant des blindés roulant sur des routes.
Pour terminer ce texte déjà très long, je voudrais faire quelques remarques générales et politiques. Et donc poser certaines questions, dérangeantes, délicates, parfaitement inconfortables, mais indispensables, sans prétendre être exclusives :
- Quels sont les buts de la Russie ? Lors du lancement en février de l’armée russe, il a été annoncé que l’Ukraine devait être dénazifiée et démilitarisée. Or, derrière ces concepts très larges, flous et à géométrie variable, aucun but concret, ni méthode n’ont été fixés. Et cela s’est vu avec les changements de stratégies trop fréquents, qui montrent surtout une absence de stratégie ferme, mais une tendance à la réaction. La Russie, qui avait maîtrisé l’ordre du jour en lançant très rapidement ses forces en février, a perdu l’initiative presque immédiatement avec les négociations et différents «gestes de bonne volonté». Cette indécision chronique des élites russes, menaçant de toucher les centres décisionnels sans le faire, parlant de dénazification sans oser assumer un changement de pouvoir à Kiev, parler de démilitarisation sans mettre hors-services les cibles stratégiques, parlant toujours de sa volonté militaire tout en acceptant toutes les négociations possibles et contre-productives (île des Serpents, blé, centrale de Zaporojié) a été utilisée contre elle. De plus, l’été a été largement mis à profit par l’OTAN pour mettre au point une offensive, quand Choïgu annonçait à Poutine dès la fin mars, que les principaux objectifs avaient été atteints. Il est urgent que la Russie détermine réellement quels sont ses buts à moyen et long terme, comment elle envisage le territoire ukrainien, quel pouvoir doit être installé sur quel territoire. Et ces décisions ne doivent pas être situatives, c’est-à-dire «en réponse à». La stratégie doit être établie fermement pour obliger la partie adverse à s’adapter à elle — et non l’inverse.
- Quelle est la volonté politique des élites russes ? Le positionnement des élites politiques en Russie reste toujours un sujet d’inquiétude, car si la partie globaliste est plus ou moins muselée actuellement, elle est toujours en place et détient une capacité décisionnelle, qui non seulement est disproportionnée par rapport à sa légitimité politique intérieure, mais va à l’encontre de l’intérêt national dans ce contexte géopolitique. Et dans des moments difficiles, cela joue sur la capacité de réaction du pays, l’affaiblit fortement dans ses rapports internationaux stratégiques. Cette guerre doit se gagner militairement sur le territoire ukrainien, mais elle doit également se gagner par la déglobalisation du pays, ce qui passe obligatoirement par un remaniement des élites. L’on voit jusqu’à présent les conséquences dans tous les mécanismes globaux de négociations, dans lesquelles la Russie est entraînée de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur avec la volonté d’une partie des élites dirigeantes de faire partie de ce système global et non pas de le remettre en cause. Or, les élites globalistes sont passées au combat contre la Russie, elles utilisent la prédisposition intérieure de ces petits soldats idéologiques pour cela. La Russie ne peut avoir sa place dans le système global, les événements sont allés beaucoup trop loin, nous ne sommes pas en 2014. Sans une réelle prise de conscience de cela, l’hésitation et l’auto-tromperie sont des armes utilisées pour discréditer les élites dirigeantes russes dans leur unité et effriter leur légitimité, donc leur pouvoir.
- Peut-on encore parler sérieusement «d’Opération militaire spéciale», quand il s’agit d’une guerre conventionnelle ? La Russie est focalisée sur la «guerre hybride», comme s’il s’agissait d’une nouveauté. Tout conflit armé conventionnel s’est toujours accompagné, au minimum depuis la modernité, d’une dimension politique, économique et communicationnelle. Il a toujours été voulu d’amoindrir les capacités économiques de l’adversaire, la propagande de guerre a toujours existé avec les guerres, la déstabilisation de la situation politique aussi, seules les méthodes varient en fonction des progrès technologiques, mais il est une erreur de se focaliser sur la dimension communicationnelle pour autant. La communication se nourrit du réel et l’offensive de Kharkov le montre, pour ceux qui avaient encore un doute. Diffuser massivement sur toutes les chaînes Telegram des images d’unités militaires en mouvement, ne fait pas gagner une bataille. Par ailleurs, le vocable «opération spéciale» semble renvoyer aux opérations militaires menées en Syrie, par exemple. Des opérations ponctuelles, conduites en partenariat avec l’armée régulière nationale sur un territoire étranger. Or, l’Ukraine n’est pas la Syrie. Si la Russie a décidé finalement d’intervenir en Ukraine, c’est justement parce qu’elle considère la terre ukrainienne comme historique russe, comme la sienne. C’est une guerre de libération nationale, de décolonisation pour reprendre l’expression à la mode, ou sinon il valait mieux continuer à avaler des couleuvres. C’est indigeste, mais certains pays vivent très longtemps avec des indigestions chroniques. Certes, ils vivent très mal, il n’en reste pas grand-chose en fin de compte, mais ils ne remarquent même pas leur disparition. La disparition politique de la France, malheureusement, en est le parfait exemple. La couleuvre en est arrivée à remplacer le cassoulet dans les menus à l’Elysée. Mais pour revenir à la Russie, qui a eu le mérite de réagir en février pour éviter cette chute fatale, elle doit accepter et reconnaître le caractère conventionnel de cette guerre. Mais il est vrai que du coup, elle doit remettre en question les réformes néolibérales d’amaigrissement de l’armée, et de l’Etat en général, conduites depuis une vingtaine d’années. Dans les véritables guerres, l’Etat a besoin en plus de la technologie, d’une véritable armée professionnelle, d’hommes et de tanks, une armée qui soit par ailleurs autonome, donc sans abuser des contrats privés et des civils.
- Pourquoi la Russie ne peut pas se permettre une mobilisation générale maintenant ? Pour autant, dans le configuration actuelle, une mobilisation générale serait une erreur. Tout d’abord, parce que la structure de l’armée russe aujourd’hui ne semble pas apte à gérer cette masse (formation, équippement, logistique, etc.). Mais surtout, parce que cela mettrait la Russie dans une position de faiblesse par rapport aux pays de l’OTAN. Ils sont entrés, certes, physiquement sur le champ de bataille et sont de facto devenus parties au conflit, mais formellement ils ne sont pas en guerre contre la Russie, il n’y a pas de mobilisation. Dans tous les cas, la Russie est dans une position déséquilibrée par rapport à eux, car elle, elle doit reprendre, protéger et administrer un territoire et une population, eux peuvent simplement détruire pour repousser et écraser autant que possible — ce qui nécessite moins d’hommes et plus de technologies, même s’ils approvisionnement largement le champ de bataille en hommes aussi. Dès le début, la Russie a joué à juste titre la carte de la normalité — la vie en Russie, pour les gens, doit rester «normale». Pourtant, il serait bon de ne pas en abuser, car sans l’acceptation d’un véritable patriotisme (qui fait manifestement peur à une partie des élites dirigeantes, tant qu’elles n’ont pas pris de décision stratégique quant au territoire ukrainien), il sera difficile de ne pas provoquer une rupture au sein même de la société, ce qui serait fatal au pays. Pour l’instant, l’unification de l’armée (qui joue au post-modernisme avec l’armée «privée» Wagner et ses unités, les bataillons de Kadyrov présentés séparément, les différentes chapelles combattantes) et le renforcement du nombre de militaires professionnels (qui a déjà été modestement annoncé) sont une priorité.
La défaite de la Bataille de Kharkov doit libérer la capacité de penser et de concevoir un avenir propre au pays. C’est par la déglobalisation des esprits, qu’une véritable victoire sera possible. Retrouver sa liberté et assumer ses décisions, c’est le meilleur moyen de soulever le peuple et de l’avoir derrière soi. Alors, la Russie est invincible.