Abandon de Kherson : qui de Koutouzov ou de Pétain prendra la direction militaire en Russie ?
Hier, le commandant de l’Opération militaire Sourovikine et le ministre russe de la Défense Choïgu ont annoncé le retrait de la Russie de Kherson, à peine un mois et demi après le référendum, lors duquel la population se prononçait en faveur de l’entrée dans la Fédération de Russie. En plus du revers militaire faisant perdre à la Russie le seul centre régional qu’elle ait pu prendre, se pose la question de la déroute politique. Non pas revers ici, mais déroute. Beaucoup veulent médiatiquement protéger le haut commandement russe sous les ailes de Koutouzov et ainsi légitimer par l’attente la décision prise. Mais Koutouzov a ensuite attaqué et libéré le territoire national contre Napoléon. L’autre alternative est Pétain, qui sous couvert de «redresser la France» n’a jamais attaqué et l’a finalement trahie. Alors, Koutouzov ou Pétain, qui vaincra dans le combat national ?
Dans une mise en scène assez pénible, Sourovikine et Choïgu se sont donnés le change hier après-midi, comme Dupont et Dupont, pour annoncer l’abandon de la ville de Kherson. Mise en scène, car il aurait été plus honnête d’organiser une déclaration de Poutine en ce sens, cette décision ne pouvant être prise sans, au minimum, son aval. Ce qui explique l’absence totale de réaction à tous les niveaux, sans oublier Kadyrov ou Prigojine : tout le clan patriotique chante en choeur. La décision est donc bien centrale.
Comme l’écrit Colonnel Cassad, très impliqué dans ce conflit :
«Du point de vue militaire, c’est la plus grande défaite purement militaire de la Fédération de Russie depuis 1991.»
Sourovikine l’explique ainsi, de manière assez comptable :
«»Nous avons réussi à repousser ces attaques (de Kherson — éd.). Environ 80 à 90% des missiles ont été abattus par les systèmes de défense aérienne russes. Dans le même temps, jusqu’à 20% d’entre eux atteignent encore leurs cibles. Les unités d’ingénierie restaurent les traversées du Dniepr presque quotidiennement et prennent les mesures pour les maintenir en état de marche », a déclaré Surovikine. Selon lui, dans ces conditions, la ville de Kherson et les localités environnantes ne peuvent pas être entièrement approvisionnées ni fonctionner.
«La vie des gens est constamment en danger à cause des bombardements. L’ennemi tire sans discernement sur la ville, il est possible qu’ils utilisent des méthodes de guerre interdites», a ajouté Surovikine. «
Et le duo Sourovikine / Choïgu de se donner la réplique, en avançant le risque d’un bombardement de la station hydro-électrique de Kakhovskaya et d’inondation de la plaine. Tout d’abord Sourovikine, sa popularité médiatique a été montée avant cela pour faire passer la pillule :
«Il y aura une menace supplémentaire pour la population civile et l’isolement complet de nos troupes sur la rive droite du Dniepr. Dans ces conditions, l’option la plus appropriée est d’organiser la défense le long de la barrière du Dniepr. (…) Nous préserverons, surtout, la vie de nos militaires et, en général, l’efficacité au combat de nos troupes, qu’il est vain de maintenir sur la rive droite dans une zone limitée. De plus, une partie des forces et des moyens seront libérés, qui seront utilisés pour des opérations actives, y compris offensives, dans d’autres directions dans la zone de l’opération»
C’était déjà la même explication lors de l’abandon de la région de Kharkov, même si le résultat est désormais le départ de Kherson. Manifestement, ces troupes «libérées» ont été envoyées ailleurs …
Et Choïgu de confirmer :
«Pour nous, la vie et la santé des militaires russes sont toujours une priorité. Nous devons également tenir compte de la menace qui pèse sur la population civile. Assurez-vous que tous les civils qui le souhaitent peuvent partir. Procéder au retrait des troupes et prendre toutes les mesures pour assurer le transfert en toute sécurité du personnel, des armes et du matériel à travers le Dniepr.»
Donc, l’armée russe et la Russie doivent quitter la ville … russe … pour sauver les gens. Car, manifestement, dans cette logique, l’absence de la Russie doit conduire à la pacification de la zone et donc permettre de sauver des vies. Par ailleurs, soulignons que le meilleur moyen de maintenir une armée en état de combat est de ne pas l’utiliser. Etrange logique, mais logique — qui a certaines implications politiques, car elle conduit inévitablement à la capitulation.
La première question qui vient à l’esprit est jusqu’où le commandement armé russe est-il prêt à aller, c’est-à-dire à se retirer pour «sauver des vies» ? Jusqu’à la mer d’Azov? Jusqu’à Sébastopol ? Donetsk ? Et pourquoi s’arrêter en si bon chemin, les régions de Belgorod et de Koursk sont chaque jour sous le tir de l’armée atlantico-ukrainienne, peut-être aussi se retirer … A chaque retrait, le front avance, donc il conduit, dans cette logique, à de nouveaux retraits. Jusqu’où ? En effet, alors les civils ne seront plus touchés, ils seront occupés, mais vivants, en tout cas pour les survivants. Et les militaires russes n’ayant plus à les protéger ni à protéger la terre nationale russe, ne seront plus en danger. C’est en fait une solution idéale. Mais où poser la frontière de la non-existence de la Russie, qui découle de cette logique mise en oeuvre ?
La deuxième question qui vient immédiatement à l’esprit est également très simple : pourquoi organiser des référendums sur ces territoires, si l’on n’est pas en mesure de les assumer ? Pourquoi ainsi mettre ces populations civiles en danger ? L’on connaît l’étendue des répressions contre les populations à Kharkov, elles seront encore pires contre ceux qui ont voté pour la Russie à Kherson. Alors pourquoi ? Intégrer un territoire national n’est pas un jeu de comm, c’est un acte qui oblige politiquement et juridiquement. Le temps du droit n’est pas celui d’un tweet ou d’une sortie dans les shows politiques, qui pullulent à la télévision russe, remplaçant (et empêchant) par le bruit toute réflexion. Intégrer un territoire, ce n’est pas non plus le bon moyen de faire monter les enchères en vue de négociations. Quand des marchands sont au pouvoir, c’est le pays qui paie. Alors pourquoi ?
Même les réseaux et politiques ukrainiens n’arrivaient pas à y croire hier. Ils ne pensaient pas recevoir un tel cadeau. L’on se rappellera des rumeurs dans les médias anglo-saxons il y a quelques jours de cela, selon lesquelles si la Russie abandonne Kherson, des négociations seront possibles. Zelensky a immédiatement écarté l’idée de négociation. En effet, pourquoi s’arrêter en si bon chemin, si la Russie abandonne son territoire, certes avec des mises en scène difficiles et de belles paroles, mais assez rapidement ? Alors que l’armée ukrainienne était en difficulté après l’essoufflement de son offensive, elle va reprendre du poil de la bête.
Ce qui conduit à la troisième question : les élites russes, considèrent-elles réellement ces territoires comme russes ? La logique des déplacements de populations civiles a un sens, s’il faut les protéger en cas de prévision de combats violents dans la zone. Mais l’armée russe n’annonce pas des combats violents, elle ne prévoit pas d’avancer pour reprendre le territoire national jusqu’aux frontières administratives de la région de Kherson, non, elle prévoit de reculer. D’abord derrière en Dniepr, ensuite on verra jusqu’où il faudra «protéger les vies». Les habitants de Kherson, dans leur majorité, n’ont pas voulu partir. Ils viennent de voter pour que leur terre entre en Russie, pas pour déménager dans une autre région russe, plus loin — sinon ils auraient pu simplement partir. Ils ne veulent pas abandonner leur terre, ils veulent qu’elle soit libérée. La Russie protège les gens, elle les considère comme les siens, mais manifestement, elle a du mal à considérer cette terre comme la sienne. La confiance des populations dans les nouveaux territoires dans les autorités russes va encore tomber en flèche. Et sa légitimité aussi.
Biden parle des difficultés de l’armée russe :
« Tout d’abord, j’ai trouvé intéressant qu’ils aient attendu après les élections pour prendre cette décision, ce que nous savions depuis un certain temps qu’ils allaient faire », a déclaré le président américain, à la Maison Blanche. « Et c’est la preuve qu’ils ont de vrais problèmes, l’armée russe. »
Stoltenberg estime pour sa part que le retrait des forces russes de Kherson, surtout de cette manière très «pacifique» disons, est encourageant pour «la libération» du reste du territoire par l’armée atlantico-ukrainienne. Et pour cause.
Et cela conduit à s’interroger sur la nature de cette décision validée par le Président russe.
Tout d’abord, cela montre que l’arrivée de Sourovikine n’a fondamentalement rien changé. Il y a des tirs en pagaille sur les infrastructures ukrainiennes, mais sur le champ de bataille, l’on reste toujours dans la logique du retrait stratégique, aucune offensive n’a sérieusement été menée. En revanche, sa cote de popularité est immédiatement montée en flèche et lui donne un capital de confiance dans la population. L’assistance technique sur Telegram a été assurée pour cela.
Ensuite, la question qui se pose est celle de l’avenir. Tous les «experts» dits patriotiques brandissent avec fièvre le portrait de Koutouzov. Le retrait de Moscou et l’abandon de la ville à Napoléon, l’attente, mais ensuite il y eu l’attaque. Bref, l’espoir de l’apparition du Deus ex machina. Et espérons que le cercle vicieux du renforcement / retrait / négociations / échec / montée des enchères / négociations / retrait etc. prenne fin. La Russie n’est effectivement pas en guerre, elle ne sait pas vraiment d’ailleurs ce qu’elle veut atteindre dans cette guerre et même aujourd’hui ses élites dirigeantes ne remettent pas fondamentalement pas en cause la mondialisation, elles tentent de cette manière, par l’utilisation de l’armée, d’y obtenir une place. D’où ces éternelles hésitations. Et il ne peut en être autrement, car les mêmes élites dirigeantes, qui pendant 30 ans ont conduit la Russie dans le marécage globaliste, sont toujours aux manettes.
Nous avons ainsi pu observer quelques jours après le lancement de l’opération militaire, le lancement d’Abramovitch and co pour négocier (sur le mode Vous avez eu peur, hein ? Alors, combien ?) avec le premier «retrait stratégique» de bonne volonté, ensuite ce même Abramovitch qui aide à la dénazification de l’Ukraine en revoyant à ses frais en Grande-Bretagne des mercenaires étrangers le jour de la mobilisation, jour où sont également libérés une centaine de nazis d’Azov. Négociations qui continuent avec les céréales, qui vont partout sauf dans les pays pauvres, sans que la Russie n’obtienne aucune des compensations promises, mais elle continue, même quand ses navires sont attaqués. Etc. La Russie ne fait plus peur au monde atlantiste et c’est extrêmement dangereux, car cela ouvre la porte à une aggravation du conflit, faute de résistance réelle.
Afin de couvrir cela, le petit monde de la comm en Russie, se devant en bons «patriotes» dont c’est le travail justifier tout ce qui se fait, a trouvé la figure de Koutouzov. Certes. Bien que dans la configuration actuelle, je ne vois pas très bien où «Koutouzovikine» trouvera les ressources pour renverser la situation politique, et donc ensuite militaire. Tout retrait n’est pas toujours suivi d’une attaque. Le problème n’est pas celui de cet homme, qui a un passé remarquable, le problème est systémique.
Et l’on en vient à se souvenir, tout aussi douloureusement, de la figure de Pétain. Héros de la Première Guerre mondiale, il a été appelé à la rescousse lors de la débandade française de la Seconde Guerre mondiale. Il devait apporter l’espoir de la magie contre la triste réalité. Ses discours de 1940 me reviennent de plus en plus en tête ces jours-ci. Et surtout hier. Le premier, celui du 17 juin 1940, soulignait la valeur de l’armée française, l’importance de la dimension humanitaire, ces pauvres civils sur les routes de France, qu’il faut sauver … Bref, Chers Compatriotes, sauvons des vies et retirons l’armée française de France.
«Français !
à l’appel de M. le président de la République, j’assume à partir d’aujourd’hui la direction du gouvernement de la France. Sûr de l’affection de notre admirable armée, qui lutte avec un héroïsme digne de ses longues traditions militaires contre un ennemi supérieur en nombre et en armes, sûr que par sa magnifique résistance elle a rempli son devoir vis-à-vis de nos alliés, sûr de l’appui des anciens combattants que j’ai eu la fierté de commander, sûr de la confiance du peuple tout entier, je fais à la France le don de ma personne pour atténuer son malheur.
En ces heures douloureuses, je pense aux malheureux réfugiés, qui, dans un dénuement extrême, sillonnent nos routes. Je leur exprime ma compassion et ma sollicitude. C’est le coeur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat.»
Le problème est que celui du 17 juin a été suivi de celui du 30 octobre 1940. Car une fois le processus mis en route, il n’est plus possible de si facilement l’arrêter. Il faut une force phénoménale pour réellement renverser le cours politique des choses. Et le 30 juin, pour «redresser la France«, pour reprendre des forces, la France s’engouffre dans la collaboration d’Etat. Quand Biden parle de négociation, il serait bon de s’en souvenir. Pétain aussi présentait cela comme une grande victoire.
«Français, j’ai rencontré, jeudi dernier, le chancelier du Reich. Cette rencontre a suscité des espérances et provoqué des inquiétudes. Je vous dois à ce sujet quelques explications. Une telle entrevue n’a été possible, quatre mois après la défaite de nos armes, que grâce à la dignité des Français devant l’épreuve, grâce à l’immense effort de régénération, auquel ils se sont prêtés, grâce aussi à l’héroïsme de nos marins, à l’énergie de nos chefs coloniaux, au loyalisme de nos populations indigènes. La France s’est ressaisie. Cette première rencontre, entre le vainqueur et le vaincu, marque le premier redressement de notre pays.»
Cette conception de la dignité humaine et nationale est extrêmement dangereuse. Toute proportion gardée bien sûr, même si les situations ne sont pas totalement comparables, les mécanismes ressortent. Et les dirigeants russes sont face à un choix — Koutouzov ou Pétain ?
Karine Bechet-Golovko
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