Billet d’humeur : le vote électronique à distance ou la virtualisation des élections présidentielles en Russie

Le culte globaliste numérique continue à prendre de l’ampleur en Russie et se dirige vers la virtualisation, et de l’Etat, et du pouvoir. Donc vers leur affaiblissement. Pour la première fois, lors des élections présidentielles de 2024, le vote électronique à distance va être utilisé massivement, soit dans un tiers des régions, comme vient de l’annoncer Ella Pamfilova, qui dirige la Commission centrale électorale. Quelle sera la légitimité de ces résultats ? Cela dépendra de votre croyance, dans le sens direct et religieux du terme, en les algorithmes … et ceux qui les établissent. 

Le dogme numérique est le dernier grand bastion globaliste en Russie et comme nous le voyons, il a des adeptes dans les plus hautes sphères du pouvoir. La numérisation de l’Etat avance régulièrement, sa virtualisation aussi. Le domaine étant particulièrement financé, il est l’occasion de nombreux scandales de détournement de fonds publics. Mais rien n’y fait, ni la raison, ni la sécurité nationale en temps de guerre, ce culte ne cesse de se renforcer.

Un pas supplémentaire a été réalisé avec le recours massif au vote électronique à distance et pour des élections centrales, les présidentielles. Ella Pamfilova vient de déclarer très fièrement, que 29 régions sur les 89 du pays vont intégrer le vote électronique à distance, notamment évidemment Moscou :

«Pendant cette période, nous avons couvert 800 campagnes électorales et 9,2 millions de nos citoyens ont déjà voté par vote électronique à distance.»

C’est la première fois, que cela va concerner les présidentielles, et pour cause. Techniquement, paraît-il, tout est prêt. Le problème est que la question n’est pas technique, mais ces individus gavés au raisonnement magique managérial ne sont manifestement pas en état, ni de le comprendre, ni de réfléchir. C’est une question de légitimité. Et deux régions, celles de Toula et d’Orenbourg, le comprennent parfaitement et ont formellement introduit l’interdiction du vote électronique à distance. 

Qu’est-ce que le vote électronique à distance ?

Selon les informations officielles, il suffit de s’inscrire sur les portails étatiques on line, d’avoir un accès internet et ensuite de voter.  Pour Moscou, il n’est pas même nécessaire d’aller sur un portail spécial, celui de la ville de Moscou. A priori, il n’y a donc aucun contrôle physique.

«Vote électronique à distance (VED) — voter sans se rendre dans un bureau de vote

Le VED s’effectue en ligne sur un portail spécial. Pour les citoyens enregistrés à Moscou — sur mos.ru

Pour participer au VED, déposez votre demande sur le portail gosuslugi. Lors du dépôt de la demande, l’heure de Moscou est prise en compte

Vous pouvez retirer votre demande, si vous changez d’avis. Si vous êtes résident à Moscou, vous n’avez pas besoin de faire de demande

Pour voter en ligne, vous aurez besoin d’un appareil avec accès à Internet : un ordinateur, une tablette ou un smartphone. Vous ne pourrez pas voter via l’application gosuslugi ou par courrier électronique. Portails de vote — systèmes d’information séparés»

La demande est déposée a distance, la décision est prise sans voir la personne, le vote se fait à distance et un algorithme compte les voix sans qu’il soit possible de recompter les bulletins, puisqu’il n’y en a pas. Autrement dit :

  • L’identité de la personne déposant la demande n’est pas véritablement vérifiée, ce qui intéressant surtout lorsque l’on connaît de nombreux cas de vols d’identité numériques, ce qui va certainement s’accentuer ces prochains mois. 
  • L’on ne sait pas qui vote, car personne ne sait, à la différence du vote dans les bureaux de vote, qui appuie sur les touches.
  • L’on ne sait pas si l’acte de vote a lieu en toute sérénité ou sous pression. La question peut se poser pour plusieurs catégories de personnes, dont il est possible d’influencer la décision : les militaires et les appelés, les fonctionnaires, les personnes âgées, etc.
  • L’on ne sait pas comment sont comptées et attribuées les voix aux candidats.
  • Le système étant virtuel, il ne peut y avoir aucune véritable observation électorale, les partis politiques sont démunis.
  • L’on ne peut pas vérifier les résultats, puisqu’il n’y a pas de vote.

Le vote électronique à distance est en général très utile, lorsqu’il est nécessaire de truquer à grande échelle des élections, car la distance rend la manipulation beaucoup plus aisée et discrète qu’avec des bulletins de vote. Peut-on sérieusement penser que la victoire de Poutine soit en doute, pour prendre un tel risque de délégitimation ? Non. Les dernières élections présidentielles américaines ont bien montré comment le vote à distance, c’est-à-dire sans possibilité de contrôler l’identité du votant, a influencé sur les résultats. Les Etats-Unis pratiquent surtout le vote par correspondance (où l’on ne sait pas qui a mis le bulletin dans l’enveloppe et dans quelles conditions) et même eux sont réticents au vote électronique, utilisés uniquement pour des élections mineures ou quand l’anonymat n’est pas requis :

«Il y a d’abord des risques de piratage. Imaginez que des hackers interceptent et transforment les votes, ce serait évidemment catastrophique. (…) Mais surtout, le vrai problème est technique, mathématique même. En fait, il est impossible de garantir en même temps l’authenticité du vote et le secret du vote.«

Et c’est bien le problème fondamental : soit l’on peut savoir qui vote il n’y a plus d’anonymat du vote, soit l’on ne peut pas vérifier et il n’y a d’honnêteté des élections. Dans tous les cas, les élections sont faussées. 

Jusqu’à présent, la Russie comprenait que la légitimité intérieure était fondamentale au fonctionnement régulier des institutions et à la stabilité sociale. En effet, à la différence des pays occidentaux, le pouvoir russe prend réellement sa source dans le soutien populaire, sa longévité ne dépend pas de sa complaisance à des centres de pouvoir externes — comme on peut le voir en Europe. Dans ce schéma, la question de la légitimité s’interprète différemment en Russie qu’en Occident et celle des institutions politiques résultant du vote est fondamentale.

N’ayons aucun doute que de très nombreuses questions se poseront à l’intérieur du pays et qu’elles seront largement utilisées à l’extérieur, pour travailler la société russe. L’on peut penser que l’image même de Poutine fera consensus et couvrira toutes ces dissensions, puisque de toute manière, même sans ce vote électronique, il aurait été élu. Mais pourquoi créer un problème, qu’il faudra ensuite résoudre ?

Le fanatisme numérique, quand la technologie n’est plus un instrument mais un but en soi, devient de plus en plus dangereux, surtout en période de guerre. Quel est l’intérêt des élites dirigeantes de rendre ainsi le culte globaliste, de sciemment s’affaiblir et petit à petit scier la branche sur laquelle elles sont assises ? 

Par Karine Béchet-Golovko