Billet du lundi : Prigogine, le nouveau Eltsine ?

La question posée ici ne concerne pas la valeur combattante des personnes entrées dans les rangs de l’armée privée Wagner, qui appartient à Evgueny Prigogine et qui travaille sous contrat avec le ministère russe de la Défense. Il s’agit du danger grandissant de l’utilisation sur le sol national d’une logique néolibérale, niant l’armée régulière en Russie et conduisant inévitablement au discrédit du commandement. Donc du pouvoir légitime en période de guerre. Ce qu’il est impossible de faire de l’extérieur, il est toujours possible de le réaliser de l’intérieur : l’union des élites patriotiques, sur  laquelle repose le pouvoir russe aujourd’hui, est mise en danger par l’attitude de Prigogine et son conflit ouvert, et réel, contre le haut commandement militaire. Avec les élections présidentielles de 2024 et l’apparition, certainement par hasard, de ce site faisant de Prigogine un candidat potentiel, l’on comprend que certaines élites le mettent en avant et derrière un conflit d’approvisionnement, elles peuvent jouer le putsch politique, comme Eltsine a été conduit à le faire en son temps, entraînant la chute de l’URSS.

Depuis le début de l’opération militaire russe en réponse à l’intensification du conflit sur le territoire ukrainien, la figure d’Evguény Prigogine ne cesse de monter, de scandales en coups de gueule, les avancées de Wagner sur le terrain devant lui garantir une totale impunité.  Pourtant, une frontière, juridique, a été franchie et ses déclarations entrent objectivement dans la catégorie pénalisée du discrédit des forces armées russes. S’agit-il simplement de réactions émotionnelles d’un businessmen, ancien prisonnier, qui perd la tête face au pouvoir qu’il lui est tout à coup donné et qu’il ne peut maîtriser ? Ou bien est-ce la «bonne personne», celle qui incarnant les dérives néolibérales va permettre aux forces extérieures, volontairement ou non, de faire tomber la Russie de l’intérieur, en s’appropriant le mécontentement montant face à une ligne politique toujours aussi molle ?

Du chantage aux menaces : Prigogine a franchi la ligne rouge du discrédit des forces armées russes 

L’on ne compte plus les sorties du propriétaire de l’armée privée Wagner, concernant le manque de munitions. Nous avions déjà souligné le danger d’une surmédiatisation de Wagner, comme si l’armée russe n’existait pas (voir notre billet ici). Comme le note l’analyste politique russe Artamonov avec beaucoup de justesse, celui qui occupe 2% du front militaire occupe 98% du front médiatique.

Pour les un an de l’Opération militaire, Prigogine accusait l’état-major russe de rien moins que de trahison, et faisait les choux gras des médias occidentaux :

La date est symbolique, le coup médiatique a porté et aucune mesure juridique n’a été prise contre lui. Il continue donc. Je ne ferai pas la longue liste des accusations plus ou moins voilées, qui sortent quotidiennement, mais arrêtons-nous au coup de gueule du 9 mai. Date encore plus symbolique.

Le 5 mai, Prigogine publie une vidéo, dans laquelle il insulte vertement le haut commandement militaire russe, l’accusant au passage d’être responsable de la mort de milliers de soldats russes en raison du manque de munitions. Il menace en même temps de se retirer de la ville symbolique d’Artiomovsk au 10 mai, si les munitions ne sont pas livrées. Sa vidéo est reprise par toute l’opposition russe radicale, notamment Khodarkovsky et les médias travaillant pour l’étranger étrangers en russe, comme Meduza ou Dojd.

Elle enflamme également comme un fil de poudre les médias étrangers, n’ayant même plus besoin de payer des experts de poche pour faire le sale boulot, ils peuvent juste le commenter.

A ce moment-là, Kadyrov est entré dans le jeu et propose de remplacer au pied levé le 10 mai les forces de Wagner à Atiomovsk. Il envoie une demande en ce sens au Président russe, puisqu’à la différence de Wagner, ses bataillons font partie des forces régulières russes. Et Kadyrov de déclarer :

«Je suis sûr que dans un proche avenir, nous libérerons la ville, malgré toutes les déclarations sur une soi-disant terrible contre-offensive des forces armées ukrainiennes.

Nous avons déjà commencé à développer notre stratégie d’action dans ce domaine, en collaboration avec le ministère de la Défense de la Fédération de Russie, en tenant compte des tactiques de l’ennemi et des ressources dont nous disposons. Et croyez-moi, la tactique donnera des résultats positifs.»

Le chantage n’a pas fonctionné, Wagner n’est pas irremplaçable, Prigogine digère dans un premier temps et déclare avoir reçu des garanties sur les fournitures d’armes et rester sur place. Mais cela ne dure pas longtemps. Le 9 mai il accuse les forces militaires russes de désertion à Artiomovks, car la décision a été prise de regrouper les forces sur les flans de la ville.  Il estime que toute la ville est en danger, accuse d’incompétence ne haut commandemant. Ouest-France se régale et n’a qu’à le citer :

« Ils ont tous fui »

« Aujourd’hui (mardi), l’une des unités du ministère de la Défense a fui de l’un de nos flancs […] Ils ont quitté leurs positions, ils ont tous fui », a accusé Evguéni Prigojine, qui est en conflit ouvert avec la hiérarchie militaire russe.

« Pourquoi l’État n’arrive-t-il pas à défendre le pays ? », a-t-il encore lancé dans ce message vidéo.

Nous apprenons aujourd’hui, par la voix de Pouchiline, que cette décision a permis de redonner un élan aux forces militaires russes, qui avancent du coup plus vite.

Pour autant, Prigogine ne se calme pas, il envoie une lettre à Choïgu, l’invitant à Artiomovsk et laissant sous-entendre le manque d’expérience militaire de Choïgu, qui n’est pas militaire de carrière. Manifestement, Prigogine compense le fait d’être non plus militaire de carrière, par une grande expérience en prison. Et il continue à hurler sur le manque de munitions. Rappelons que l’on parle beaucoup d’une offensive atlantico-ukrainienne et le ministère de la Défense a fait le choix stratégique de ne pas mettre en danger toute l’armée à ce moment-là, si elle se trouve à court de munitions. L’avenir dira si le choix est judicieux, mais aujourd’hui personne ne peut se prononcer à 100%.

Et pour clore cette illustration, désormais Prigogine ne cesse de publier des déclarations, selon lesquelles les soldats russes veulent massivement quitter l’armée régulière pour rejoindre Wagner, car ils savent qu’ils seront bien soignés, pris en charge et évacués en cas de blessure. Autrement dit, il commence à retourner contre l’armée russe les critiques portées contre l’armée ukrainienne.

Sans entrer plus dans le détail, car la situation est claire, tout cela entre parfaitement dans le cadre du nouvel article 280.3 du Code pénal de la Fédération de Russie, pénalisant les actions publiques, dirigées vers le discrédit des forces armées nationales dans leurs différentes composantes, dans l’exercice de leur fonction, les sanctionnant d’une amende, ou d’une peine alternative et/ou d’une privation de liberté pouvant aller jusqu’à 7 ans.

Il est tout à fait possible qu’il y ait des problèmes. Dans quelle armée n’y en a-t-il pas ? Mais se servir des médias pour les régler est non seulement contre productifs, c’est dangereux en période de guerre. Imagine-t-on le haut commandement militaire soviétique se faire ainsi insulter lors de la Seconde Guerre mondiale ? Non, car l’armée soviétique n’était pas post-moderne, elle ne marchandait pas la défense du territoire national.

Est-ce par bêtise ou par intérêt, qu’il met ainsi en danger la stabilité du pays en période de guerre ? Dans tous les cas, il faut le calmer. Car les sorties commencent à porter leur fruit. L’on ne compte plus les reporters de guerre, qui le suivent aveuglément, les canaux Télégram dit «patriotiques» qui s’engouffrent dans le mouvement. Un sondage vient de sortir sur un site d’information :

«Plus de la moitié (53,33%) des participants à l’enquête interactive «Comment évaluez-vous les activités de Choïgu et Guerasimov pendant la période de l’Opération spéciale militaire ?» sont sûr que «il est temps de les renvoyer tous les deux.»

Un peu plus d’un tiers (36,45%) sont plus calmes quant à la situation actuelle sur front — ils pensent que le ministre russe de la Défense Sergei Choïgu et le chef d’état-major général Valery Guerasimov «font ce qu’ils peuvent».

6,28% ont choisi l’option que Choïgu et Guerasimov sont des chefs militaires exceptionnels, des héros de la Russie.»

Du risque de l’implosion des élites patriotiques russes

Dans ce discrédit montant du haut commandement militaire russe, Prigogine n’est évidemment pas le seul responsable. Les gens sont fatigués de cette communication indigeste, faite de «gestes de bonne volonté» interminables, de «lignes rouges» toujours repoussées, de négociations sur tout et sur rien juste pour le principe de négocier, de silence quand il est trop délicat d’expliquer, etc. Même Margarita Simonian demande d’arrêter de promettre un jour de répondre quand on voudra comme on voudra et d’enfin agir.

Plusieurs lignes ici sont à souligner. 

D’une part, les élites russes sont maintenues dans un constant compromis entre les forces globalistes et les forces patriotiques, qui était peut-être adapté à la situation de «paix post-soviétique atlantico-compatible», même si ce compromis conduisait déjà à une surreprésentation politique des forces globalistes dans les sphères de pouvoir, au regard de leur légitimité populaire. Ceci conduit aujourd’hui à cette molesse du discours et des décisions politiques, qui exaspère le clan patriotique, sans satisfaire les globalistes. Un brèche est ainsi ouverte.

D’autre part, la méthode néolibérale est particulièrement — et dangereusement — présente au plan militaire, alors que le néolibéralisme est une doctrine anti-étatique. Ainsi, l’on n’a pas vraiment l’impression qu’en Russie il y ait un Etat, qui défende un territoire précis — le sien, et avec son armée nationale régulière. Il y avait Kadyrov et ses Tchétchènes qui ont libéré Mariupol, il y a Prigogine et son armée privée qui libère depuis Artiomovsk depuis plus de 6 mois. Parallèlement, il y a les bataillons du Donbass, les volontaires, etc. De temps en temps, l’on entend parler d’une armée régulière et sans savoir jusqu’où elle doit se battre. Pourtant, à l’exception de Wagner, toutes ces autres forces font partie de l’armée russe. En face, en Ukraine, l’on n’entend à l’inverse parler que d’une armée : peu importe les bataillons néonazis, les mercenaires étrangers, les instructeurs étrangers, etc. Si la Russie est plongée dans la logique néolibérale, l’Ukraine est préservée en Occident par une logique étatiste institutionnelle. Elle semble même être le seul pays en Europe à y avoir droit aujourd’hui.

Ainsi, et les élites et l’armée sont fragilisées, autant sur le plan politique (décisionnel), que communicationnel. Et l’on voit se construire une figure mythique, celle du dieu de l’instant, en la personne de Prigogine aujourd’hui, comme ce fut le cas avec Eltsine lors de la chute de l’URSS, sensé emporté le peuple derrière lui vers un avenir radieux.

Il est proche du peuple ou doit en donner l’image. Il parle un langage simple, ordurier (comme il est bien vu en Russie de le faire aujourd’hui) et mène un discours binaire. Incidemment, il retourna l’accusation : si les soldats russes meurent, c’est à cause du haut commandement russe (et non pas de l’armée atlantico-ukrainienne), les élites sont incapables … elles sont donc illégitimes ? C’est le pas que ce peuple est amené à faire, encore une fois. Se posant comme «défenseur du soldat», il est présenté comme un véritable patriote, à la différence de ces élites embourbées dans leurs compromis.

Un site est ouvert pour son élection aux présidentielles de 2024. Donc, finalement, la cible n’est pas (uniquement) le commandement militaire russe, mais bien Vladimir Poutine, puisqu’il s’agit des «présidentielles». Et le slogan est direct : 

«Il faut tirer avec précision. Il faut travailler honnêtement.»

L’on voir revenir l’ombre de la corruption des élites, si chère à Navalny. La politique est un métier, sinon c’est un moyen de faire de la comm et d’augmenter son chiffre d’affaires. Le patriotisme en Russie est effectivement très vendeur, car les gens le veulent. Et ce qui est offert par les élites est assez éloigné des attentes. Navalny avait déjà tenté le coup, mais lui au-moins n’avait pas d’armée privée.

Soyons sérieux, Prigogine n’agit pas seul et l’on ne sait pas qui est derrière lui. Seul, il ne peut pas faire tenir une armée privée et des médias, il collabore et est financé par les structures étatiques. Et qui le protège dans son combat discréditant l’armée russe, comme institution ? L’on ne sait pas quels contrats ont été conclus avec le ministère russe de la Défense, ni comment il est rémunéré pour utiliser Wagner sur le territoire national. L’on ne sait pas ce qui lui a été promis, ni par qui.

Provoquer un mécontentement populaire, discréditer les élites, faire apparaître l’homme «providentiel» … et prendre à travers lui le pouvoir. La technologie mise en place est bien rôdée. 

A réfléchir. A lui de réfléchir s’il est «honnête», comme il le déclare dans sa campagne. Toute méthode néolibérale est néfaste à l’Etat, car elle a été créée justement pour l’affaiblir et le rendre contrôlable de l’extérieur, dans un monde global. Est-ce réellement ce qu’il veut ? Même s’il est malhonnête, qu’il y réfléchisse à deux fois. Cela n’est pas non plus dans son intérêt : il ne restera pas en place, après avoir fait le sale boulot. Trop dérangeant, trop basique. Cela ressort clairement de la campagne médiatique occidentale. Voici la dernière sortie du Washington Post, devant le calmer :

«Fin janvier, alors que ses forces mercenaires mouraient par milliers dans un combat pour la ville en ruine de Bakhmut, le propriétaire du groupe Wagner, Evgeny Prigogine, a fait à l’Ukraine une offre extraordinaire.

Prigogine a déclaré que si les commandants ukrainiens retiraient leurs soldats de la zone autour de Bakhmut, il donnerait à Kiev des informations sur les positions des troupes russes, que l’Ukraine pourrait utiliser pour les attaquer. Prigogine a transmis la proposition à ses contacts au sein de la direction du renseignement militaire de l’Ukraine, avec qui il a maintenu des communications secrètes au cours de la guerre, selon des documents de renseignement américains non signalés précédemment divulgués sur la plateforme de discussion de groupe Discord.»

Par Karine Bechet-Golovko