Billet du vendredi : cette guerre en Ukraine, que personne n’ose savoir comment gagner
«Il est plus facile de faire la guerre, que la paix» et Clémenceau savait de quoi il parlait : cette mauvaise paix de 1918 a permis la Seconde Guerre mondiale. Beaucoup, aujourd’hui, parlent de «paix» en Ukraine, les plans s’enchaînent et se ressemblent : on veut tirer un trait sur ce qui a été depuis février 2022, tout oublier et «revenir à avant». Pourtant, ce qui a été, ne sera plus. Et si le mot de victoire flotte sur les lèvres, l’on ne se bouscule pas pour formuler une idée concrète ni du chemin à accomplir pour y arriver, ni du visage de cette victoire, tant le conflit n’ose être formulé de part et d’autre : si pour la Russie la victoire doit être militaire en Ukraine, elle ne sera pas suffisante pour mettre un terme au conflit, dont la source n’est justement pas en Ukraine. Et le Foreign Affairs soulève cette impasse, «la guerre ingagnable», car selon lui, même si l’armée russe revient aux frontières de 1991, le conflit ne prendra pas fin pour autant. Cette guerre n’est pas «ingagnable», mais elle ne pourra être gagnée, que lorsque les élites politiques dirigeantes auront le courage de l’assumer. Et les premières, qui feront ce pas, seront en position de force.
Sur le front, l’offensive ukrainienne est repoussée et de son côté la Russie reste en position défensive, aucune offensive n’est en vue. Comme le déclare Oleg Tsarev en substance, la ligne de front reste globalement stable, aucune des parties ne mettant suffisamment de forces en jeu pour pouvoir prendre l’avantage et faire significativement bouger les lignes.
Première question — pourquoi cet enlisement du conflit ?
L’enlisement du conflit soulève beaucoup de questions, quant à la volonté politique des parties. Du côté atlantiste, la position est assez claire : l’Occident n’est pas encore décidé à entrer en guerre directe sur le sol ukrainien contre la Russie, seuls quelques fanatiques à l’Est le pourraient (voir notre texte ici), mais de toute manière cette manoeuvre de diversion pourrait certes obliger la Russie à élargir le front, sans pour autant donner une victoire incontestable au monde global. Du côté russe, les élites semblent encore hésiter à entrer en guerre, semblent toujours espérer envers et contre la réalité pouvoir trouver une voie politique au règlement de ce conflit, ne semblent pas prêtes à assumer la rupture qu’implique un conflit armé traditionnel. Les forces sont donc retenues, sans sous-estimer les 30 années de réformes globalistes de l’Etat, qui ne prennent toujours pas fin un an et demi après le début de cette phase armée active du conflit en Ukraine.
Ce qui conduit à la seconde question : et à quoi ressemblerait une victoire ?
Un étrange article vient de sortir dans le Foreign Affairs. L’idée centrale est que les Etats-Unis ont besoin de terminer cette guerre, mais de la terminer par une victoire. Or, à quoi peut bien ressembler cette victoire pour les Atlantistes. Personne n’ose le dire, si jamais cela a été pensé.
«Alors que la réponse occidentale était claire dès le départ, l’objectif — la fin de cette guerre — a été nébuleux.
Cette ambiguïté a plus été une caractéristique qu’un bogue de la politique américaine. Comme l’a dit le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan en juin 2022 : « Nous nous sommes en fait abstenus de présenter ce que nous considérons comme une fin de partie (…).»
La fin a été confondue avec les moyens et la fourniture d’armes, de conseillers, l’entraînement et finalement la transformation de l’armée ukrainienne en armée atlantico-ukrainienne (le moyen) sont présentés comme une fin en soi. Et du coup cela devient une impasse, car personne n’ose dire quel est le véritable but poursuivi par les pays de l’OTAN dans leur occupation de l’Ukraine et leur agression contre la Russie. Faire la guerre par cadavres interposés oblige à certaines limites communicationnelles: les Etats-Unis ne peuvent pas ouvertement déclarer leur véritable objectif, ils se cachent derrière les moyens, car dans la vitrine médiatique, ce sont les Ukrainiens (et les mercenaires étrangers, et les conseillers étrangers, et les volontaires étrangers … avec des armes étrangères), qui se battent. Comme le Foreign Affairs le formule avec une remarquable hypocrisie :
«il sera toujours difficile pour les États-Unis d’exprimer leur point de vue sur l’objectif d’une guerre, que leurs forces ne mènent pas. Les Ukrainiens sont ceux qui meurent pour leur pays, donc ce sont eux qui décident finalement quand s’arrêter, indépendamment de ce que Washington pourrait vouloir.»
Et tant que les pays de l’OTAN ne sont pas conduits à intervenir directement, cette fable doit durer. Pourtant, du côté russe, l’on n’est pas plus clair sur les objectifs. Il y a quelques jours de cela, le député Zatouline a été le premier homme politique à soulever cette impasse (voir notre texte ici). Les premiers objectifs lancés n’ont été que partiellement remplis et ne sont de toute manière plus adaptés à cette guerre.
Finalement, les deux parties sont d’accord sur un seul point : si la victoire militaire en Ukraine est vitale (pour les deux), elle n’est pas suffisante pour mettre un terme à ce conflit. L’Ukraine est bien un conflit secondaire, non primaire.
Jusqu’où alors faut-il aller pour obtenir une victoire ? est bien la question ultime.
Le Foreign Affairs continue toujours à parler de stratégie pour atteindre la victoire, sans jamais oser formuler quelle serait cette victoire pour les Etats-Unis. Et certaines voix se font entendre ici et là chez les Atlantistes, en tout cas médiatiquement, pour relancer des négociations (parallèlement bien sûr au renforcement de la militarisation de l’Ukraine). La logique est simple : la guerre coûte cher, elle ne prendra pas fin même avec l’avancée de l’armée ukrainienne aux frontières de 1991, il faut donc négocier. Les marchands font leurs comptes …
L’alternative est simple : négocier ou reconnaître et assumer la destruction de la Russie comme finalité de cette guerre pour le monde atlantiste, sachant que la destruction passe justement par des mécanismes politiques, en plus de militaires. Bref, achever le travail de 1991.
Côté russe, le silence est tout aussi fort. A part les déclarations de plus en plus décalées (et rares) assurant que tout se passe comme prévu, que les buts sont atteints à tant de pourcent, rien n’est clair. Ces élites internes globalistes, toujours en place, seraient plutôt prêtes à se joindre à leurs cousines occidentales, pour que l’on puisse finir de liquider cet Etat encombrant qui résiste et reprendre les choses importantes : faire de fric, voyager, se retrouver entre-soi. Mais la radicalisation du conflit permet aux étatistes de timidement relever la tête et, de toute manière, la base populaire bloque ce processus, même si les poussées patriotiques sont parfaitement contenues et encadrées.
Alors, aller jusqu’où? N’ayons pas de doutes, les Atlantistes sont prêts à généraliser le conflit en Europe si besoin, c’est-à-dire si la Russie n’est pas prête à capituler lors de négociations. Car la seule paix acceptable pour ces élites globalistes, c’est la Pax Americana.
Lors d’une conférence à Moscou, il y a quelques jours de cela, un homme politique dont je tairai le nom a fait une déclaration pleine de justesse :
«Quand et pour qui y aura-t-il la victoire ? C’est très simple. La Russie remportera la guerre, juste un mois après qu’elle ait commencé à se battre.«
Pour commencer à se battre, il faut reconnaître le conflit et sortir des paradigmes globalistes, libérer les forces saines du pays, qui sont nombreuses et pourraient finir par décider de se libérer elles-mêmes. Bref, la Russie finira par remporter ce conflit, mais il n’est pas certain que ce soit avec les élites dirigeantes actuelles … Si les freins ne sont pas rapidement levés, le processus peut être beaucoup plus difficile et risque d’entraîner une tornade politique — et sociale.
Par Karine Bechet-Golovko
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