«Global food security» : la Russie reconduit l’accord céréalier et soutient ouvertement le monde global

Nous en sommes bien loin, de la déglobalisation. Au-delà de certaines mesures tactiques et vitales, les élites russes fonctionnent mentalement toujours dans le modèle global, sans avoir manifestement au minimum la volonté de le remettre en cause. Cette reconduction de l’Accord céréalier formellement avec l’Ukraine, par ailleurs dénoncé comme n’aidant en rien les pays pauvres, a été docilement reconduit par la Russie, comme l’a annoncé Erdogan le premier, sans que la Russie n’ait évidemment reçu aucune véritable garantie de l’exécution par les Occidentaux de leurs obligations à son égard. La «Global food security«, branche de l’intérêt global (qui pourrait être pour la famine?), ne se discute pas.

Pendant plusieurs semaines, nous avons pu lire ici ou là dans les médias russes, que la reconduite de l’Accord céréalier est au point mort, qu’aucun accord n’a été trouvé. Il y a quelques jours de cela, une phrase se glisse : seul un contact direct entre Erdogan et Poutine permettrait de débloquer la situation.

Donc, a priori, bien que publiant les nombreuses déclarations des diplomates russes, expliquant que cet Accord est détourné par les Occidentaux, les médias russes, reprenant la ligne officielle, ne peuvent pour autant sortir de la ligne global : tout accord global est bon, car il est global.

Manifestement, cet échange entre les Présidentes turc et russe a eu lieu et Erdogan prend les devants en annonçant lui-même la reconduite par la Russie de cet accord. Je passe sur le prix que les élites russes font payer à la Russie en termes d’image …

D’ailleurs, le NYT n’en rate pas une miette. Voici la mise en scène :

«L’Ukraine et la Russie ont convenu mercredi d’une prolongation de deux mois d’un accord de temps de guerre, qui permet à l’Ukraine d’expédier ses céréales à travers la mer Noire, atténuant l’incertitude sur un accord considéré comme vital pour prévenir la famine dans d’autres parties du monde.

Le président turc Recep Tayyip Erdogan a annoncé que les deux parties avaient convenu de renouveler l’Accord céréalier de la mer Noire, qui devait expirer jeudi, après des pourparlers à Istanbul négociés, comme l’accord lui-même, par les Nations Unies et la Turquie. Les responsables russes et ukrainiens ont également confirmé la prolongation.»

Ainsi, la Russie, mise à égalité avec l’Ukraine, suit la baguette turque, qui sert de lien avec le système global et s’aligne sans broncher. Ce n’est pas une surprise, ce qui n’empêche pas d’être désagréable.

A tel point que la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères reprend la même rhétorique de sauvons  la «Global food security«, en tout cas elle «confirme», je cite, la déclaration d’Erdogan. Grand moment de communication diplomatique pour un Etat souverain.

«Nous confirmons l’annonce par le président de la Turquie d’une prolongation de deux mois de l’initiative de la mer Noire, offrant ainsi une chance non pas en paroles mais en actes d’aider à assurer la sécurité alimentaire mondiale — tout d’abord, d’aider les pays les plus nécessiteux «, a-t-elle déclaré lors du briefing.

Zakharova a ajouté : «Nos évaluations fondamentales des accords d’Istanbul du 22 juillet 2022 n’ont pas changé, et les distorsions dans leur mise en œuvre doivent être corrigées le plus rapidement possible».

Donc, vive la sécurité alimentaire mondiale, qui de toute manière n’est pas assurée depuis un an par ces Accords et c’est bien pour cela qu’il faut continuer. Au passage, la Russie se fait encore accuser d’elle-même saboter la réalisation de cet Accord. Tout va bien. La Marquise est très en forme ces derniers temps.

Comme le rappelle l’ambassadeur russe aux Etats-Unis, non seulement les Etats-Unis sapent volontairement les obligations à la charge des pays Occidentaux à l’égard de la Russie dans cet Accord, mais ils détournent également les céréales vers leur marché. Et ce depuis un an. Je cite Anatoly Antonov:

«Washington oublie délibérément le caractère «complexe» des «accords d’Istanbul». A propos des exigences spécifiques énoncées dans le mémorandum Russie-ONU, qui ne sont pas remplies. Je veux dire le rétablissement de l’admission des navires russes dans les ports étrangers, la normalisation de la situation avec l’assurance des navires à cargaison sèche, la suppression des obstacles à la vente d’équipements et de technologies agricoles à notre pays, la reconnexion de Rosselkhozbank au SWIFT système, le lancement du pipeline d’ammoniac Togliatti-Odessa.»

Ainsi, depuis un an, cela n’a pas été normalisé. Or, c’est bien dans cet intérêt que la Russie a conclu initialement cet Accord, qui sert ouvertement les intérêts occidentaux. Et ne recevant pas sa part du contrat, elle le prolonge. Comment appelleriez-vous cela dans le business ?

Je continue la citation, en ce qui concerne la dimension humanitaire et la «Global food security«, qui doit tout justifier, même de se tirer une balle dans la tête le pied :

«De plus, les Américains inversent à nouveau les données sur la géographie des livraisons. L’affirmation selon laquelle, les céréales ukrainiennes vont aux États nécessiteux est, pour le moins, fausse. Sur les 30 millions de tonnes de fret, seuls 2,5 % vont vraiment vers ceux qui ont faim. En revanche, les produits nationaux russes sont retardés de plusieurs mois dans les ports occidentaux, même s’il s’agit de frets humanitaires gratuits.»

Ouvertement, la Russie reconnaît ainsi non pas aider à lutter contre la faim dans le monde, mais soutenir les pays occidentaux, qui ainsi pourront avoir les moyens de continuer à soutenir l’Ukraine contre la Russie, notamment en fournissant une aide militaire et financière, permettant de tirer sur les Russes, civils ou militaires. 

Cette déclaration de Maria Zakharova est très mal passée sur son réseau, à tel point qu’elle a du effacer massivement les commentaires choqués des Russes. Et ce n’est pas un média d’opposition, qui l’a souligné, mais un canal patriotique «Putin v Telegram». Si la distanciation des élites avec le peuple est toujours dangereuse, elle l’est encore plus dans un pays comme la Russie, où les élites ne peuvent s’appuyer que sur sa population.

Que peut-on dire en restant rationnel ? Soit ces élites n’ont aucune vision stratégique et se comportent comme des petits commerçants, ce qui n’est pas non plus à exclure, car le «partenaire» turc est utile actuellement et il est en position d’imposer son prix et ainsi de faire passer le prix du monde global ; soit ces élites sont mentalement incapables de réfléchir en dehors du cadre global, qui pour eux est une évidence et dans lequel ils ne continuent qu’à chercher une place, espérant que le conflit en Ukraine le leur permettra. Ces deux branches de l’alternative n’étant pas exclusives l’une de l’autre.

PS : Ce matin, suite à un attentat près de Simferopol, un train de céréales russe avec ses 8 wagons a déraillé. L’explosion a été assez forte pour être entendu à plus de 2km de là. Assez symbolique au moment de la reconduite de l’Accord céréalier … 

Par Karine Bechet-Golovko