Le conflit autour des concessions russes du cimetière de Sainte-Geneviève-des-Bois et l’enjeu de l’immigration des Russes blancs

Le cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois est étrangement apparu à la Une des actualités, tant en France qu’en Russie : alors que 70% des tombes de l’immigration russe blanche et des grands hommes de la culture russe sont pris en charge par la Russie depuis 2005, désormais la Ville refuse le paiement des concessions par la Banque Centrale russe. Le problème, est-il réellement simplement technique ou bien au-delà de la russophobie d’Etat en France ne peut-on voir une tentative de reprise en main de l’immigration blanche, qui devient de plus en plus pro-russe ?

Cela fait quelques jours que le ton monte autour du cimetière de Sainte-Geneviève-des-Bois. Il y a quatre jours de cela, Le Monde sort un article sur «l’avenir incertain du cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois» en raison de la guerre :

«La suspension des financements de Moscou compromet le renouvellement et l’entretien des concessions russes, qui représentent 62 % de la superficie du lieu. La nécropole a été créée en 1927 à la suite de la première vague d’immigration russe en France.»

Depuis 2005, la Russie se substituait aux familles défaillantes et prenait en charge les concessions. Ainsi, le cimetière compte plus de 5 200 tombes orthodoxes et la Russie paie la concession de 70% d’entre-elles. Les sommes sont conséquentes :

«depuis 2005, «2 millions d’euros auraient été versés par la Fédération de Russie à la ville», pour le renouvellement des concessions russes qui représentent 70% du cimetière.»

Dès 2018, la Russie a initié des pourparlers avec la Mairie de la ville pour  lancer un programme de rénovation des tombes en mauvais état ou abandonnées, mais en raison du Covid puis de la guerre, les négociations sont suspendues. Et après février, les transactions avec la Banque Centrale russe sont interdites. De ce fait, la Russie ne peut assurer le paiement des concessions, pour des raisons techniques. 

Dans l’hystérie russophobe ambiante en France, cela a provoqué une grande inquiétude des autorités russes, qui ont peur de voir détruire ces tombes ou transférer les restes dans l’ossuaire communal. Un communiqué a d’ailleurs été publié par l’Ambassade de Russie à Paris, dont voici le texte en français :

«Malheureusement, l’hystérie anti-russe en France atteint désormais les cimetières.

En décembre dernier, les membres du conseil municipal de Saint-Geneviève-des-Bois ont décidé de suspendre la coopération avec nous concernant le cimetière de cette ville et de ne pas accepter le paiement des concessions expirées de nos compatriotes, ce que la partie russe a fait de manière régulière depuis 2005. Concrètement, on parle aujourd’hui de 23 sépultures de nos compatriotes.

Dans le même temps, selon les explications du bureau du maire, la question du paiement a été reportée et à ce stade, il n’est pas question de démolir les tombes.

Pour autant, l’Ambassade exprime sa profonde préoccupation face à la mauvaise situation autour du cimetière de Saint-Geneviève-des-Bois, importante pour toute personne russe, où sont enterrés des personnalités de la culture russe et des représentants de l’émigration russe. Nous considérons qu’il est catégoriquement inacceptable que les jeux politiques en Occident, dans le contexte de la crise ukrainienne, prennent des formes aussi disgracieuses, mettant en péril la sécurité des tombes de Russes morts depuis longtemps.

De son côté, l’Ambassade appelle la mairie et la population de Saint-Geneviève-des-Bois à coopérer afin de dénouer la situation actuelle.»

Depuis, la Ville a assuré que les ossements ne seront pas transférés, qu’elle continuera à entretenir les parties communes du cimetière et que la procédure de paiement n’est suspendue que temporairement — pour des raisons techniques.

Mais la question est-elle réellement uniquement technique ? Certes, les sanctions adoptées interdisent les transactions avec la Banque Centrale russe, mais pas avec les banques européennes, dans lesquelles la Russie a des comptes ouverts (ou bien tous ont-ils été fermés?). 

L’enjeu semble ailleurs. Il ne s’agit pas de détruire ces tombes chrétiennes, même si la France n’est plus chrétienne et détruit avec un engouement certain les églises catholiques. La question n’est pas non plus celle de la russophobie, conduisant à détruire tout ce qui est russe. L’enjeu est géopolitique : depuis le début des années 2000, la Russie a lancé un programme visant à ramener au berceau l’immigration blanche, afin de reconsolider l’unité du peuple russe au-delà des frontières et des révolutions. La prise en charge financière des tombes des Russes blancs entre dans cette logique de réconciliation nationale.

Or, la France atlantiste n’a pas besoin de la réconciliation nationale russe, elle a besoin de pouvoir utiliser les Russes blancs contre la Russie, comme historiquement les pays occidentaux ont pu le faire. En mettant la Russie en situation de ne pouvoir payer les tombes, elle met une distance avec la communauté russe blanche, qui va devoir s’organiser autrement. Et peut-être même les autorités de la Ville ou nationales vont-elles faire un geste «pour sauver» les tombes, qu’ils mettent elles-mêmes en danger, se présentant ainsi en sauveteur contre la méchante et impuissante Russie à aides ses ressortissants et à protéger son histoire.

«Nicolas Lopoukhine, président du Comité d’entretien des sépultures orthodoxes russe (Cesor) du cimetière, s’alarme et explique qu’il s’active pour récolter des fonds. «On peut trouver les 10.000 ou 15.000 euros qui permettraient de renouveler pour dix ans les vingt-deux concessions échues. Pour plus longtemps, ça va dépasser nos possibilités, c’est évident», reconnaît-il auprès du Monde. Sans renouvellement des concessions, vingt-deux tombes risquent de tomber en déshérence.»

D’ailleurs, une campagne médiatique se met en place sur «l’abandon» du cimetière, dont la plupart des tombes seraient dans un état pitoyable et depuis février, d’un coup d’un seul, la «nature aurait repris ses droits», comme Le Figaro nous l’explique dans un magnifique article de propagande. Le discours en place veut mettre l’accent sur le fait que la Russie ne s’en occupait pas réellement, puisque les tombes sont en mauvais état, et que désormais elle le laisse à l’abandon. Donc elle est responsable. Donc, pourquoi les Russes blancs doivent-ils revenir dans le giron russe ? 

C’est bien un combat pour les forces d’influence que constituent les Russes à l’étranger, qui se joue autour du cimetière de Sainte-Geneviève-des-Bois.

Karine Bechet-Golovko