Les drones de la discorde : terrorisme ou déclaration de guerre, la Russie devra faire un choix existentiel

Dans la nuit du 2 au 3 mai, vers 2h30 du matin, deux drones ont été abattus par la défense aérienne russe, alors qu’ils étaient juste au-dessus du Palais du Sénat, qui est la résidence de travail du Président russe au sein du Kremlin. Le fait autant que les réactions soulèvent beaucoup de questions. Le décalage croissant entre le caractère vindicatif des déclarations de figures politiques de premier rang et la réponse réellement apportée n’est pas pour renforcer la position de la Russie, ni dissuader ses ennemis d’aller toujours plus loin.

Une vidéo de la destruction d’un drone au-dessus du Palais du Sénat au Kremlin est apparue dans les médias hier après-midi, au moment où le porte-parole du Kremlin a annoncé l’attaque de la nuit en ces termes :

«Cette nuit, le régime de Kiev a tenté de frapper avec des drones aériens la résidence au Kremlin du président de la Fédération de Russie.

Deux drones aériens visaient le Kremlin. Suite à la suite réaction opportune des services militaires et spéciaux, utilisant le systèmes de radiolocalisation de guerre, les appareils ont été mis hors service. À la suite de leur chute et de la dispersion de fragments sur le territoire du Kremlin, il n’y a pas eu de victimes, ni de dégâts matériels.

Nous considérons ces actions comme un acte terroriste planifié et un attentat contre le président, perpétré à la veille du Jour de la Victoire, le défilé du 9 mai, au cours duquel la présence d’invités étrangers est également prévue.

À la suite de cet acte terroriste, le président n’a pas été blessé. Son calendrier de travail n’a pas été modifié, il continue comme d’habitude.

La Russie se réserve le droit de prendre des mesures de représailles où et quand elle le jugera bon.»

Immédiatement, l’acte a été qualifié de terroriste, ce qui a été repris par le Comité d’enquête. Or, plusieurs personnalités politiques de premier rang ont elles, plus ou moins directement, parler de déclaration de guerre, d’acte d’agression. Par exemple, Sergueï Mironov, à la tête du parti parlementaire Russie Juste, a lui employé le terme de casus belli :

«C’est un véritable casus belli — une cause de guerre. D’une vraie guerre et de l’élimination de l’élite terroriste d’Ukraine. Nous avons de quoi frapper sur leurs bunkers» 

Beaucoup en tout cas appellent à répondre immédiatement sur les véritables lieux de prise de décision à Kiev. 

«Le député Mikhail Cheremet estime que la Russie doit lancer une attaque au missile contre la résidence de Vladimir Zelensky à Kiev en réponse.

«Je suis prêt à donner les coordonnées — rue Bankovaya, 11. Zelensky devrait commencer à avoir peur», a déclaré le parlementaire.»

Le président de la Douma, Volodine, de déclarer : 

«Un acte terroriste contre le Président est une attaque contre la Russie.

Le régime nazi de Kiev doit être reconnu comme une organisation terroriste. (…)

Il ne peut y avoir de négociations avec le régime de Zelensky.

Nous exigerons l’utilisation d’armes capables d’arrêter et de détruire le régime terroriste de Kiev.»

Les élites ont du mal à parler de la guerre, ils ont peur des conséquences. Comme si le calibrage du discours allait calibrer la réalité. Ils la pensent et disent «terrorisme». Imaginez l’ampleur de l’attaque terroriste à Stalingrad lors l’immense conflit terroriste des années 40 … 

Par ailleurs, Dmitri Medvedev reste dans son rôle et appelle à l’élimination physique de Zelensky :

«Après l’attaque terroriste d’aujourd’hui, il n’y a plus d’autre choix que l’élimination physique de Zelensky et de sa clique.Il n’est même pas nécessaire pour signer l’acte de reddition inconditionnelle.Hitler, comme vous le savez, ne l’a pas signé non plus. Il y aura toujours une sorte de double, comme le vice-président Amiral Donitz…»

Pour l’instant, le Président russe ne s’est pas prononcé. Et il ne le peut pas s’il s’agit de «terrorisme», il ne peut se prononcer que pour annoncer l’état de guerre. Le Conseil de la Fédération a déjà précisé qu’aucune réunion spéciale en ce sens n’était à ce jour prévue.

Revenons un instant sur les déclarations de l’ambassadeur de Russie aux Etats-Unis, Anatoly Antonov, pleine de justesse :

«Comment les Américains réagiraient-ils si un drone frappait la Maison Blanche, le Capitole ou le Pentagone ? La réponse est évidente pour tout politicien comme pour un citoyen moyen: la punition sera dure et inévitable»

Allons au bout de la logique  : les Etats-Unis auraient déjà tiré sur les véritables centres de décision et ensuite auraient fait une courte déclaration.  Or, la Russie fait exactement l’inverse. Pour l’instant, il n’y a aucune réaction. Ni politique, ni militaire. Il n’y a qu’une réaction communicationnelle. 

Il n’est pas forcément nécessaire, ni objectivement possible, de réagir immédiatement sur tous les plans. Toujours est-il qu’il faut faire un choix : soit on parle d’élimination physique, d’une attaque contre la Russie ou de casus belli, soit on laisse le Comité d’enquête ouvrir une enquête pénale pour terrorisme. Le décalage ressort de l’absurde et souligne surtout une errance stratégique. Il est fondamental de réduire l’écart entre les deux plans de la communication et de l’action et parler de ce que l’on veut, de ce que l’on peut. Sauf à se discréditer.

Autrement dit, et pour me répéter (mais cela est le propre de l’enseignant, en espérant que cela finisse par entrer dans les têtes), il serait bien que la Russie cesse de «réagir» et qu’elle agisse. Il serait bien que la Russie modifie sa communication : à la faire vivre indépendamment de la réalité, elle la décrédibilise et s’affaiblit politiquement. Tout ne peut être résolu par quelques missiles et quelques tweets. La communication ne peut qu’accompagner le politique, sinon ce n’est que du vide.

Karine Bechet-Golovko