Russie / Etats-Unis : remilitarisation sur fond de «American Leadership»

Au-delà de l’espoir de certains de voir le conflit se résoudre de manière magique, par disparition soudaine de l’ennemi, la guerre qui se déroule en Ukraine est faite pour durer, car de son sort dépend la configuration du monde construit autour de l’American Leadership.  D’une manière beaucoup plus prosaïque, elle conduit également à la relance de l’industrie militaire et à la remilitarisation, principalement en Russie et aux Etats-Unis, puisque ce sont les deux pays, qui prétendent pouvoir influencer de manière autonome la scène internationale.

Le budget militaire de la Russie est bien loin derrière celui des Etats-Unis et l’avènement de l’idéologie néolibérale après la chute de l’Union soviétique avait conduit le pays à réduire sa production militaire sur fond de désindustrialisation généralisée et à réduire son armée en hommes au profit du tout technologique, qui est soi-disant l’avenir. Et l’avenir, c’est bien connu, existe objectivement en dehors des hommes et décisions qu’ils prennent … Le conflit militaire traditionnel étant revenu dans le présent, ce fameux «avenir» est reconsidéré. Même si timidement. 

Le ministère des Finances de Russie a annoncé une forte augmentation du budget militaire pour 2024, avec des dépenses revues à la hausse de 68% par rapport à 2023 :

«En 2023, 6 400 milliards de roubles ont été alloués à la défense et en 2024, plus de 10 770 milliards de roubles. C’est trois fois plus qu’avant le début de « l’opération militaire spéciale » en Ukraine, en 2021 : 3 570 milliards de roubles.»

Le ministère est optimiste, car il estime qu’ensuite il sera possible de revoir les dépenses militaires à la baisse. Cela indique bien que pour l’instant, la Russie ne développe pas de stratégie à long terme de  relance de sa défense nationale, ce qui soulève toujours des questions quant à l’orientation idéologique de ce ministère en particulier — mais pas uniquement.

Parallèlement, force est bien de constater que, malgré le dogme globaliste du posthumain, une armée sans hommes est faible. Le Président russe vient de signer un décret prévoyant, pour la deuxième fois depuis le début de l’Opération militaire, l’augmentation du nombre de militaires. Le décret précédent datait du 25 août 2022 et prévoyait une augmentation de 137 000 hommes. Comme il est possible de le lire au premier point du nouveau décret présidentiel :

«Établir l’effectif des Forces armées de la Fédération de Russie à 2 209 130 unités, dont 1 320 000 militaires.»

Le ministère de la Défense a immédiatement précisé que l’augmentation de 170 000 hommes ne se fera pas par le recours à la mobilisation, mais par contrat. Selon Dmitri Medvedev, la contractualisation de l’armée est efficace et depuis le début de l’année plus de 452 000 personnes ont passé des contrats avec l’armée. A cela s’ajoute la relance de l’industrie militaire, qui était elle aussi tombée dans le marais de la soi-disant ère post-industrielle. Désormais, la production est relancée, même si pour des raisons évidentes de sécurité, aucun chiffre concret fiable n’est disponible. L’on parle en gros d’une multiplication par 4 de la production de tanks et blindés divers, de 12 fois plus de roquettes et missiles et de 16 fois plus de drones.

De leur côté, les Etats-Unis ne sont pas prêts à arrêter de soutenir l’Ukraine ou Israël, non pas pour ces pays en particulier, mais pour leur statut de garant du monde global, qui serait remis en cause, surtout par une défaite sur le front ukrainien. C’est exactement ce qu’a déclaré il y a quelques jours de cela le Secrétaire américain à la Défense, Llyod J. Austin :

«Vous savez, un seul pays sur Terre peut fournir le genre de leadership qu’exige le moment présent. Et un seul pays peut systématiquement offrir la puissante combinaison d’innovation, d’ingéniosité et d’idéalisme, ainsi que d’esprits libres, de libre entreprise et de personnes libres.

Et ce sont les États-Unis d’Amérique.»

Et ce monde global, qui se joue aujourd’hui militairement dans deux conflits majeurs — l’Ukraine et Israël, selon le Secrétaire à la Défense, s’appuie sur une architecture créée par les Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale. L’on notera l’oubli majeur et volontaire de l’URSS dans la construction de cette architecture internationale post-guerre, pour la simple et bonne raison que l’on ne compte pas avec les perdants et que la chute de l’URSS a conduit à la victoire sans appel de la globalisation, assise en effet sur ces institutions. Qui garantissent la Pax Americana.

«Il s’agit de la structure des institutions internationales, des alliances, des lois et des normes construites sous la direction américaine après les pertes stupéfiantes de la Seconde Guerre mondiale. Et ces règles contribuent à garantir que rien de comparable à la Seconde Guerre mondiale ne puisse se reproduire.» 

Ainsi, soit il y a la Pax Americana, soit il y a la guerre — car la remise en cause de la domination du seul centre dans ces organes conduit inévitablement à un conflit. Et Llyod le déclare ouvertement :

«Le monde construit par le leadership américain ne peut être maintenu que par le leadership américain.» 

Donc, les Etats-Unis ne peuvent laisser à eux-mêmes, ni l’Ukraine, ni Israël, car cela remettrait en cause ce monde construit autour du leadership américain. Ces déclarations d’une sincérité surprenante remettent à leur juste valeur toutes les poussées politico-médiatiques autour de pourparlers de paix. Cette paix ne sera possible qu’avec la défaite de l’une des deux parties. Soit les Etats-Unis, coeur de la Pax Americana s’effondrent et les vainqueurs pourront reconstruire une autre architecture à leur dimension, soit les Etats-Unis gagnent et la dictature globaliste va s’imposer pour une longue période, avec la disparition de la Russie comme de pouvoir potentiel alternatif. Il n’y a effectivement pas de place pour de véritables pourparlers de paix dans cette phase du conflit.

Par Karine Bechet-Golovko