À quel jeu jouer ?

Jean-François Geneste s’interroge pour Russie Politics sur les modèles, qui conditionnent la pensée stratégique des acteurs aujourd’hui. Des modèles, qui selon l’auteur, semblent les enfermer dans un cadre rigide, ayant pour conséquence de les éloigner de la réalité. Une réalité, qui finira bien par se rappeler à eux. Mais aussi à nous. Cette réflexion prend toute sa dimension dans le cadre du conflit des mondes, qui se joue actuellement en et à travers l’Ukraine.

Tout le monde connaît les échecs, les dames ou encore le go. En mathématiques, on appelle cela des jeux combinatoires. Ils font l’objet d’une théorie assez extraordinaire et récente (2001) [1]. On les classe via des relations d’ordre plus ou moins subtiles et on essaie d’y définir des stratégies pour gagner. Le prototype historique qui a été étudié depuis des décennies est celui dit de Nim. Ils sont absolument déterministes et même si la technique à appliquer pour l’emporter peut se révéler difficile, une fois qu’on a commencé, on est, en quelque sorte, sur des rails dont on ne peut sortir.

Faisons un parallèle avec la science et penchons-nous plus spécifiquement sur la physique qui, étymologiquement, signifie « étude de la nature » [2]. L’humanité, au fil des millénaires, a élaboré une sorte de corpus plus ou moins logique qui nous donne, au moins dans la civilisation actuelle, des capacités qui sembleraient prodigieuses à nos ancêtres. Néanmoins, et comme nous l’avons écrit déjà à maintes reprises, ce n’est qu’un modèle et le problème que nous avons avec les scientifiques d’aujourd’hui, c’est qu’en général ils prennent ce modèle pour la réalité !

Cela n’augure rien de bon ! En effet, une fois que nous sommes dans un cadre figé, c’est un peu comme la règle dans un jeu combinatoire : on ne peut pas en sortir ! C’est un carcan qui peut amener à ne pas voir, à ne pas comprendre ou pis, à entendre de travers des phénomènes qui sont d’une autre nature.

Donnons-en un exemple. Aristarque de Samos fut l’un des premiers à clamer que la terre tourne autour du soleil. Bien qu’étant passé à la postérité, il fut éclipsé par les épicycles de Ptolémée qui furent enseignés pendant 1800 ans avant que Kepler ne sifflât la fin de la partie. Combien de docteurs et savants professèrent-ils cette théorie pendant tous ces siècles ? Et combien de physiciens aujourd’hui plastronnent et demain pendant combien de temps vont-ils encore pérorer qu’ils savent ce qu’est la matière, qu’ils ont compris tel ou tel phénomène, que l’on doit impérativement abandonner le réalisme local, etc. ?

Mais ce n’était là que l’entame de notre propos ! Notre sujet est la guerre mondiale dont l’épicentre se situe actuellement en Ukraine. Or, que constatons-nous ? Ni les États-Unis ni la Russie ne veulent que ce conflit se termine. Comment pouvons-nous être au fait de cela ? Tout d’abord, les Russes, en tant que grande puissance, auraient pu raser l’Ukraine en quelques jours. Ils ne l’ont pas fait. On a dit qu’ils ne souhaitaient pas tuer un peuple frère, mais le « hachoir à viande » de Barkhmut montre le contraire. Du côté américain, on alimente un conflit dont on sait qu’il n’est pas gagnable, car c’est un combat d’artillerie et l’OTAN n’est clairement pas à la hauteur, pas même chez elle, pour atteindre ne serait-ce qu’un semblant d’équilibre. Enfin, si l’on fait un parallèle avec la crise des missiles de Cuba des années 60 du siècle dernier, il n’aurait pas été très difficile à la Russie de prendre une posture identique à celle des États-Unis d’alors et de les menacer d’une guerre nucléaire totale pour obtenir un retrait quasi immédiat de l’OTAN, peut-être en outre jusqu’aux frontières de 1991.

Cela veut donc dire qu’il y a une action perverse qui est perpétrée par les deux principaux acteurs et qui résulte en milliers de morts. C’est une sorte de « Grand Jeu », mais il n’est pas sûr que les protagonistes l’exécutent avec les mêmes règles, sans même parler de stratégie.

Résumons, pour commencer très grossièrement, la situation. Les États-Unis dominent le monde, mais sont en déclin. La Russie, après l’effondrement de l’URSS, s’est affirmée en puissance productrice extraordinaire et souhaite intégrer une place de co-dirigeant global tout en ayant sa zone de sécurité. S’étant fait grignoter son étranger proche, elle a donc décidé de donner un coup d’arrêt à l’extension de l’OTAN, voire s’est dispensée comme objectif de lui imposer un recul, mais vise aussi, c’est évident, à changer le positionnement hégémonique américain. Et c’est cet ultime point qui nous paraît le plus fondamental. L’OTAN n’est qu’un prétexte. Si, seule, elle régressait, ce ne serait pas suffisant à une réorganisation[1].

Probablement qu’initialement la Russie se serait contentée de cela, mais une fois l’opération militaire spéciale commencée et l’hystérie occidentale déclenchée, cette dernière s’est soldée par une suite de fautes dues, en particulier, à un sentiment de supériorité extraordinaire, connu aux USA sous les noms de « destinée manifeste » ou « exceptionnalisme ». À force de le dire, ils ont fini par y croire ! Quelle erreur !

Cela a donc conduit à des décisions hasardeuses. Mais quand on commet une bourde, on essaie de la corriger. Las ! En général, on a de grandes chances, en faisant cela, soit d’en faire une supplémentaire, soit de se mettre à découvert et alors en position de faiblesse. Et c’est ce qui arrive ! Les erreurs s’enchaînent à l’Ouest et le château de cartes qui était déjà branlant, se fissure à grande vitesse : problème du plafond de la dette américaine, le pays, de fait, étant insolvable. Idem pour la France et d’autres États européens. L’Allemagne est virtuellement morte, coupée du gaz russe et ayant abandonné le nucléaire, etc.

En parallèle, à force de « forger le futur »[2], en décidant de changer les mœurs, en allant, objectivement, contre nature, l’Occident s’est mis à dos les cultures traditionnelles qui quittent un navire considéré comme fou. Et cela fait du monde ! De même, après avoir imposé une pseudodémocratie aux « gueux », l’épisode Covid a montré que ce mot était largement galvaudé et que lesdites démocraties n’étaient qu’en fait des dictatures déguisées. On le voit d’ailleurs très bien avec les lois liberticides qui sont promulguées chaque jour, faisant la part toujours plus belle au contrôle et à la surveillance.

La lutte contre le réchauffement climatique, pour ceux qui ont un QI supérieur à 50, paraît d’un ridicule consommé ! Au mieux, si cette thèse était vraie (ce qu’elle n’est pas !), les mesures mises en place consistent à écoper une voie d’eau créée par un engin nucléaire sur un porte-avions avec une cuillère à café ! Il y a donc, dans le camp occidental, une non-crédibilité extraordinaire sur beaucoup de sujets.

Et c’est là que nous en revenons à la théorie des jeux. Ici, il n’y a pas d’arbitre pour faire respecter une règle. Tous les coups sont permis et nous constatons que l’Ouest d’un côté et les Russes de l’autre, bien que sur le même terrain, ne jouent pas la même partition. Ils appliquent des principes différents. Et nous savons à l’avance qui va gagner. Vous ne devinez pas ? Ce sera bien évidemment la Russie. Pourquoi ? Simplement parce que l’Occident est dans son modèle, comme le physicien. Depuis trop longtemps maintenant il pense que la réalité est le modèle qu’il a construit. Et il se trompe, bien entendu. Il est donc condamné à perdre et la victoire sera même facile. Si tant est que la démocratie soit quelque chose de naturel, déjà la majorité des habitants de la planète est dans le camp russo-chinois et bien trop parmi ceux qui ne le sont pas, le font suite à des pressions importantes.

L’effondrement sera-t-il la catastrophe pour autant ? Probablement qu’économiquement ce sera difficile pour un temps. Mais pour ce qui est des mœurs, des valeurs humaines et du retour à notre civilisation, ce sera un bienfait incommensurable. La réalité reviendra nécessairement en boomerang, comme la physique, c’est-à-dire quand la nature réapparaît au concepteur du modèle qui y a cru, mais s’est trompé ! Nous ne pouvons pas échapper au concret et il a fallu des prodiges de mensonges et de manipulations pour faire avaler à tant de gens que l’évidence était celle qui était décrite.

L’URSS s’y était risquée en son temps et nous en avons vu le résultat. Nous observons aujourd’hui le monde anglo-saxon se casser les dents sur la vérité et nous ne pouvons qu’être surpris qu’ayant connu l’expérience soviétique, il n’en ait pas tiré les conclusions. À moins que durant la guerre froide qui se déroula jusqu’en 1991, lui aussi ne se vautrât dans le lucre du mensonge. Or, comme les déclassifications finissent toujours par arriver, nous voyons, au fur et à mesure que le voile se lève sur cette époque-là et malgré les destructions mal intentionnées de certains documents, qu’effectivement la voie suivie par l’Ouest n’était, au final, guère préférable à celle empruntée par l’Est.

Pour ceux qui pourraient être circonspects et en mathématiciens ou physiciens, nous en avons pourtant une mesure et donc un bon indicateur. La dette des USA est de 31 000 milliards de dollars, celle de la France de 10 000 milliards et nous passerons sur les autres qui ne sont pas en bien meilleure situation. Mais nous savons aussi que dans le système mis en place à partir de 1987 et les fameux produits dérivés accompagnés de la célèbre formule de Black, Merton et Scholes qui a eu le prix Nobel, nous en sommes arrivés à un ratio entre les paris sur l’augmentation du PIB mondial et le PIB lui-même qui est de l’ordre d’un facteur 20. Cela montre bien la déconnexion totale de la réalité physique. L’argent créé est la mesure du mensonge qui nous a été servi pendant des décennies. Et nous avons donc une idée de son énormité.

À n’en pas douter, les pays producteurs de richesses matérielles (BRICS entre autres) qui, eux, sont proches du concret, au travers du bouleversement actuel global dont ils sont les moteurs (dédollarisation, BRI, etc.) vont obliger les parasites à se remettre en cause. La question est de savoir si leur éradication sera complète ou non et si les peuples, innocents, mais, hélas, bien trop souvent consentants, seront, eux, épargnés.

Références

[1]E. R. Berlekamp, J. H. Conway et R. K. Guy, Winning ways (T.1-4), A. K. Peters / CRC Press, 2001.
[2]L. Russo, The Forgotten Revolution: How Science Was Born in 300 BC and Why it Had to Be Reborn, Springer Verlag, 2004.

[1] Nous faisons volontairement fi de la Chine dans ce texte.

[2] Shape the future.

Par Jean-François Geneste, ancien directeur scientifique du groupe EADS/Airbus Group, PDG de WARPA.