La spécialisation des pays

Jean-François Geneste revient pour Russie Politics sur les mécanismes de la vassalisation du monde par le dollar et les risques d’extension de la guerre, qui en découlent, bien plus que d’un soi-disant conflit nucléaire qui serait provoqué par la Russie.

Historiquement, l’homme recherchait de la nourriture dans son environnement et il y consacrait la totalité de son activité. Bientôt, pour augmenter ses chances de succès lors de la chasse, de la pêche voire de la cueillette, il inventa des outils : couteau, javelot, hameçon, échelle, etc. Il pouvait ainsi dégager plus de temps et une nouvelle catégorie de personnes était née, celle des ingénieurs, créateurs, ouvriers, etc. De même, certains trouvèrent l’agriculture quand d’autres surent apprivoiser des animaux, débloquant encore du temps et spécialisant les activités.

Il y eut aussi les collisions entre foyers humains résultant en guerres, avec des professionnels créés pour l’occasion. Néanmoins, il y eut une rupture majeure avec l’invention de l’argent. On peut aisément imaginer qu’au début, les échanges étaient du troc, mais bien vite, la dette fit son apparition et il fut plus commode de mettre au point un outil de conversion entre les différentes richesses. Si ce n’avait été que cela, probablement notre monde, malgré les conflits, serait-il plus serein.

Mais voilà que l’argent permet d’acheter le pouvoir via divers moyens : la force, la corruption, la dépendance, etc. Sûrement ne sommes-nous pas exhaustifs dans cette description qui reste un énorme raccourci. Mais avec l’histoire, avec l’existence des frontières naturelles, des royaumes ont fini par émerger et des entités ont été gouvernées, bien entendu par des méthodes comme celles dépeintes plus haut, mais à une échelle locale. La France, le Saint-Empire Romain Germanique, l’Angleterre et bien d’autres, même s’ils se faisaient la guerre, se concentraient quand même sur leur intérieur.

La Renaissance, avec les grandes découvertes, rompit en partie ce statisme en ouvrant des possibilités extraordinaires de gagner des territoires et donc de la puissance via, encore une fois, le triptyque de la force, la corruption et la dépendance. Les empires coloniaux se sont formés et voilà que les guerres mondiales pointent leur nez. Les peuples « trop à l’étroit », les Allemands, en sont les perdants officiels, mais le  vainqueur principal en reste les États-Unis ; non qu’ils ont particulièrement brillé dans le conflit, mais parce qu’ils en sortent avec une production industrielle qui représente 45 % du niveau global et ont un territoire intouchable, à l’abri, lui, des batailles.

En parallèle le pays accepte d’être sous la tutelle de la grande finance en 1913 avec la création de la FED, ce qui augmente très largement son pouvoir de corruption et de rendre dépendants ses commensaux. Ce pays neuf se développe très rapidement, mais en réalité, il a déjà, depuis ses fondements, une spécialité, celle d’exporter des conflits. Récemment, la Chine a déclaré, à raison, que sur leurs 240 ans d’existence, les USA n’ont connu que 16 années de paix.

Après les accords de Bretton Woods et le dollar or, acculés par des déficits importants, le 15 août 1971, il fut décidé de découpler la monnaie du métal jaune, déclenchant la première crise pétrolière de 1973. La planche à billets fonctionna à plein et se sophistiqua au fur et à mesure que la production industrielle baissait tant en qualité qu’en quantité. On n’oublia cependant pas le « core business », à savoir la guerre.

Nous pouvons voir sur la figure ci-dessous le budget en dollars constants qui est édifiant. D’une part on retrouve aujourd’hui des niveaux du même ordre que pendant la Deuxième Guerre mondiale. Ceux qui étaient optimistes pour l’avenir sont donc priés de bien réfléchir. D’autre part, on constate une progression quasi continue qui laisse entrapercevoir la spécialisation de ce pays, celle de la guerre.

Il faut dire qu’ils ont trouvé le moyen idéal pour la justifier. Ayant « extraterritorialisé » leur droit et leur monnaie, ils font peser un fardeau insupportable à ceux qui ne voudraient pas entrer dans le rang. Et, insensiblement, mais sûrement, ils sont passés du statut de belligérant permanent à celui de racketteur. Et comme ces derniers, il leur est nécessaire de toujours dénicher de nouveaux souffre-douleur. C’est ce qu’ils ont fait en créant la corruption et la dépendance, notamment via la vassalisation de l’Europe en finançant sa construction au travers de la CIA ainsi que celle de l’OTAN qui n’a de cesse de  s’étendre contre une menace qui n’est que fictive.

Il était dès lors inéluctable que cette situation devienne vite insupportable à un certain nombre, car si certains acceptent volontiers d’être rackettés à l’instar des pays européens, d’autres ont plus d’honneur ! Et c’est là que l’on voit la vacuité des clients au sens romain du terme ! Qui, parmi eux, a seulement songé à « résister » ? Certains ont même poussé le luxe, comme tous les flatteurs, à promettre que ceux qui ne se soumettraient pas seraient détruits économiquement.

Oui, mais voilà ! L’Empire, au fil du temps, s’est bâti sur l’unique argent et non la richesse. Il lui a été plus facile et plus doux de racketter et de faire travailler les autres plutôt que de produire par lui-même. Il a pris soin, au passage, de bien s’assurer que ses vassaux allaient se mettre dans une situation encore plus défavorable. Et comme il pensait avoir conquis le monde, il a cru, un temps, à la singularité hégémonique. Et il a mesuré ceux qui lui résistaient à la seule aune de son essence, le dollar. Las ! La Russie, la Chine et l’Inde ne sont pas de cette trempe-là. Dans le cadre du conflit ukrainien, cette norme s’est avérée bien plus qu’erronée, elle a été calamiteuse ! À tel point que l’Empire est en danger, en danger de mort ! C’est bien connu, lorsqu’un individu résiste à un racketteur, lorsqu’il est assez fort pour éventuellement en protéger d’autres, l’ancien commerce lucratif tombe de lui-même.

Nous en sommes là ! La seule question qui vaille est de savoir quelle va être la réaction finale lors de la chute. Et nous sommes, hélas, d’accord avec Bernard Wicht que le danger actuel est non pas que la Russie déclenche une guerre nucléaire, mais bien plutôt le monde anglo-saxon.

Qui vivra verra !

Par Jean-François Geneste, ancien directeur scientifique du groupe EADS/Airbus Group, PDG de WARPA.