L’effondrement du modèle militaire occidental

Pour Jean-François Geneste, le conflit ukrainien donne l’opportunité de voir le degré d’obsolescence du modèle militaire occidental. Dans un tel cas, le réparer ou l’amender est un pis-aller et la transition sera difficile. Analyse pour Russie Politics.

Le modèle militaire occidental est issu de la longue histoire européenne et s’est cristallisé lors des deux guerres mondiales, dont sont sortis des progrès technologiques majeurs qui ont produit des avions, des missiles, des radars, des chars et bien d’autres engins dont nous ne fournirons pas le détail. Néanmoins, tout cela relève d’une conception ancienne des luttes qui remonte, à n’en pas douter, aux champs de bataille de l’Antiquité. Les armements se sont sophistiqués, les moyens d’appréciation de la situation aussi, mais c’est toujours la même chose.

Depuis 1945, le système a accouché d’une évolution incrémentale sur deux sujets. La première est celle de la guerre telle que nous la connaissons constamment et dont nous venons de parler, la deuxième est l’aspect néocolonial de la politique occidentale qui consiste à menacer, au minimum, des pays faibles et dont on veut garder une forme de contrôle. Alors que la fin du deuxième conflit mondial avait sonné l’heure de l’affranchissement, le temps pour les puissances européennes de s’effacer au profit des États-Unis, dès l’effondrement de l’Union soviétique, c’est l’OTAN et donc l’Amérique qui se projeta désormais sur divers théâtres pour une action néocoloniale particulièrement meurtrière (Irak, Libye, Serbie, Afghanistan, etc.). Bien entendu, le prétexte fut toujours à la fois humanitaire, démocratique et sécuritaire. On se paya même le luxe de donner un prix Nobel de la paix à Obama en avance, sans doute en prévision des crimes qu’il allait commettre…

La méthode de l’Ouest pour avancer ses pions, au-delà des alibis d’intervention, est de déterminer un pays dans lequel on aura essaimé au travers de ce que l’on appelle pudiquement des ONG. Entendons-nous bien ! Ces entités sont effectivement non gouvernementales dans les régions cibles, mais les ficelles sont bien entendu tirées par certains régimes.

Ainsi l’Ukraine, dans une stratégie éculée et récurrente d’endiguement du Heartland, fut-elle un objectif dès l’effondrement de l’URSS. La Russie, réalisant très lentement le danger, finit, très récemment, par qualifier les ONG occidentales et leurs séides d’agents de l’étranger, ce qui n’eut pas l’heur de plaire ici, mais c’était largement fondé et cela le reste. Petit à petit, mais très timidement il faut le reconnaître, le reste du monde, lui aussi, essaie d’éliminer ce cancer de son territoire. Ceux qui penseraient que nous sommes hors sujet puisque nous parlons du modèle militaire feraient erreur, car toutes les interventions physiques sont préparées et/ou justifiées par des ONG. On pourrait  ajouter la presse qui joue là-dedans un rôle particulièrement délétère et criminel.

La bataille en cours nous a montré qu’un certain nombre d’acteurs se sont dotés de missiles hypersoniques. Le dernier en date est le Fatah iranien : 1400 km de portée, Mach 15, manœuvrable et Israël à 400 secondes. Peut-être ce pays comprendra-t-il mieux la nervosité de Moscou qui, si l’OTAN s’installait à Kiev, serait à 240 secondes.

Mais, surtout, c’est bien la capacité antiporte-avions de ces missiles qui est leur point majeur. En effet, avec de tels équipements, l’espérance de vie au combat d’un groupe aéronaval est de 20 minutes. Disons que dans une vraie guerre USA Russie, en une heure, il n’y aurait plus de flotte américaine sur le globe ce qui constituerait une perte de l’ordre de 1000 milliards de dollars.

Le cas iranien est plus intéressant. L’Occident adore faire sa police, notamment dans le détroit d’Ormuz. Là, avec le Fatah, les USA ne peuvent plus espérer quelque hégémonie que ce soit. Et une intervention en Iran de leur part serait quelque peu suicidaire au moins localement. Ce, d’autant que les Russes ont montré, très récemment, que la défense antiaérienne via les Patriots est inopérante. L’hypersonique, maîtrisé aujourd’hui par la Russie, la Chine et l’Iran, change donc la donne et cela prend un relief particulier dans le cadre de la formation des BRICS contre un Occident qui ne sait guère que menacer plutôt que négocier.

Continuons notre tour rapide des armements qui ont prouvé leur inefficacité. Les bombes JDAM et les roquettes des HIMARS sont neutralisées, a priori, par des contre-mesures électromagnétiques. Les missiles Storm Shadow sont guidés par GPS et en conséquence facilement brouillables, etc. Tout ce matériel est, dans ces conditions, obsolète et ne correspond ainsi pas au besoin. On a vu aussi la valeur des drones et, finalement, le peu d’utilité des chasseurs russes. Cela n’est pas sans faire écho au programme SCAF qui implique Dassault chez nous et qui est en train, pour l’horizon 2040, de nous mettre en œuvre le scénario du film « maman, j’ai mis un pilote dans l’avion ». Quand on sait qu’un pilote supporte 10 à 12 g d’accélération maximum tandis qu’un missile est capable de 50 ou plus, on avait placé jusque-là des hommes dans la boucle parce que l’on ne savait pas faire autrement. L’Europe est donc partie, à grands frais, pour avoir, encore une fois, une guerre de retard lors de la prochaine.

Passons au spatial ! Là, nous n’avons guère de recul. Néanmoins, Chinois et Russes ont montré qu’ils pouvaient facilement détruire en orbite des satellites ennemis. L’Iran et la Corée du Nord auront ces possibilités très bientôt, ce qui neutralisera complètement la capacité de projection de l’OTAN. Bref ! nous allons écourter notre analyse qui prendrait, sinon, un livre entier, et nous en concluons que le néocolonialisme occidental voit son chant du cygne arriver. Cela sera d’autant plus vrai que la technologie se diffuse rapidement et que de nombreux pays auront accès à l’espace d’une part et maîtriseront l’hypersonique de l’autre.

Dès lors l’empreinte de l’Occident sur le monde va faiblir et un bon indicateur en est la dédollarisation en cours et qui va s’accélérer, ce en grande partie, car les USA ont militarisé leur monnaie. Son effritement substantiel sera donc une juste chose si l’on veut davantage de paix sur le globe.

Ayant éliminé le néocolonialisme, il nous faut revenir au modèle d’armée concernant une guerre « normale ». Les États-Unis n’ont pas de voisins ou alors ces derniers sont tellement dépendants d’eux que, dans un avenir prévisible, et s’ils restent chez eux, personne ne viendra chercher l’oncle Sam. Au-delà, donc, d’un système policier évitant les affrontements civils, le besoin américain en défense est quasi nul. Pour ce qui nous concerne, j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire à maintes reprises, la Russie est un grand vide entouré de deux pleins, l’Europe et la Chine. C’est dès lors elle qui risque l’invasion et pas le contraire. Ceux, dans ces conditions, qui, aujourd’hui, nous annoncent que nous devons rentrer en économie de guerre, car la menace est à nos frontières, nous mentent. En revanche, nous pourrions avoir quelques soucis et pas seulement extérieurs avec le Maghreb et la Turquie. Mais, là, motus et bouche cousue ! Il est politiquement incorrect d’en parler. Néanmoins, cela n’est que temporaire au sens de l’histoire. La France au moins et probablement l’Allemagne aussi, disons d’ici 2050, seront devenues à majorité musulmane. Cela diminuera  certaines tensions, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de rivalités et avoir la même religion que l’autre n’a jamais été un gage de paix, hélas ! Dans ce cadre, n’oublions pas que tant l’Algérie que la Turquie sont armées en partie par la Russie et donc dans un terme assez court, devraient avoir des moyens qui nous sont actuellement hors de portée comme les missiles hypersoniques par exemple.

Et nous discutons, ces jours, notre loi de programmation . Sans être complètement au fait du détail des débats, il semble se dessiner une accentuation de notre déclin en matière d’armements, certains militaires hauts gradés estimant que pour que nos matériels se vendent mieux à nos « alliés » européens, nous devrions davantage nous considérer comme des sous-traitants américains et de préférence nous insérer dans l’OTAN et ses standards plutôt que de viser l’indépendance dans laquelle nous avait mise le gaullisme. Bien entendu, c’est mon interprétation de propos plus alambiqués, mais on sait quand même lire entre les lignes d’un discours, non ? Or cela serait catastrophique ! Ceux qui achètent américain et sont leurs sous-traitants, à savoir l’intégralité de l’Europe sauf nous, de fait, ne décident pas de comment ils vont faire la guerre, car c’est selon ce que l’on statue à ce propos que l’on va concevoir tel ou tel équipement. Plus nous sommes dépendants, plus nous combattons comme Washington. Et c’est quoi la manière américaine ? Tuer tout le monde au sol grâce à la maîtrise aérienne et ne descendre que lorsqu’il n’y a plus personne ! Bien entendu, auparavant, on aura diffusé à n’en plus finir que l’on a fait cela « chirurgicalement » donc « proprement ». L’Irak s’en souvient encore et ses 500 000 enfants exterminés.

Par ailleurs, il y a assez peu de leçons à retenir du conflit ukrainien, mais quand même. Tout d’abord, la capacité industrielle et la saturation de l’ennemi. Nous ne sommes pas aptes à cela bien évidemment lors d’un effort de guerre. J’avais écrit, dès 2007, dans un ouvrage, ce qu’il faudrait faire. Hélas, ce fut un coup d’épée dans l’eau et rien n’indique que cela va changer. Pourtant… ! Un autre point concerne, malheureusement, la létalité d’un conflit. Les Russes ont cru, à tort, que des destructions initiales suffiraient à rendre l’Ukraine à la raison rapidement, ce qui fut le cas, mais les Anglo-saxons en ont décidé différemment. Depuis, le but s’est mué en un carnage qui vise à démolir l’armée adverse donc ses soldats. Or il semble que personne n’a réellement vu que pour ce faire, il suffit de faire appel à ce que l’on nomme la gamification, utilisant de petits drones de type civil, produits en très grande quantité et qui ciblent les individus, qu’ils soient militaires ou responsables politiques. À ce moment-là, sans même mobiliser, on peut avoir quasiment tout un pays engagé et opérationnel, car tout le monde sait plus ou moins jouer aux jeux vidéo avec une amplification possible de la performance du joueur obtenue grâce à l’intelligence artificielle. Voilà de quoi, même, lutter contre une invasion au sens des temps reculés des anciens empires égyptiens, grecs et romains. J’en arrêterai là pour ce qui concerne les points techniques qu’il faudrait discuter en aval d’une vraie doctrine de défense, laquelle, à mon avis et actuellement, n’existe pas. Et celle qui existe est tellement biaisée qu’elle nous fait répliquer le modèle d’outre-Atlantique qui vise avant tout à la performance financière plutôt que l’efficacité, et cela inclut la destruction massive volontaire des infrastructures adverses pour, ensuite, avoir les marchés de reconstruction.

Le coût à payer, pour une pareille reconfiguration dont n’avons vu qu’un échantillon, est une remise en cause fondamentale de notre complexe militaro-industriel. Les dinosaures doivent disparaître, de nouveaux acteurs doivent apparaître, la commande publique doit se diversifier et préparer la réindustrialisation de la France via ce transfert budgétaire de l’ancienne génération d’entreprises vers la nouvelle. Là encore, j’ai largement écrit dans le passé comment refonder une base industrielle de défense de manière efficace et abordable en coût pour l’État. Très rapidement quand même, cela consiste à amener 100 % du capital initial dans des startups en échange de 49 % des parts pour financer des projets de valeurs aux porteurs d’idées originales, d’assurer une dotation du développement à 100 % sur 5 ans et de donner 10 ans au total à la société pour avoir un marché civil représentant 50 % de son chiffre d’affaires. L’État sort alors du capital dans les années 5 à 10 selon le cas et réutilise le produit de la vente pour financer à nouveau des startups. Contrairement à ce qui se fait aujourd’hui, il ne devrait pas y avoir de budget prédéfini. Un comité de spécialistes techniques (et uniquement techniques) ad hoc devrait se réunir en permanence, étudier les projets et décider si on y va ou non en fonction de l’intérêt pour la défense. Si aucun  n’est valable, il n’y a tout simplement pas de financement, sinon l’État emprunte les sommes correspondantes. On ne fera jamais 3000 milliards d’euros de dettes avec un tel système !

Nous voilà à la fin de cet assez long article dans lequel tout n’a bien sûr pas été détaillé, mais après l’effondrement, dont nous devons avoir conscience, il faut toujours penser à se relever. Dans ce sens, ce texte se veut positif.

Par Jean-François Geneste, ancien directeur scientifique du groupe EADS/Airbus Group, PDG de WARPA.