Le dilemme de l’Occident

Donald Trump veut renommer son ministère de la défense en ministère de la guerre, car, dit-il, il faut aussi attaquer ! Cette rhétorique agressive est à replacer dans le contexte du conflit ukrainien, dont l’analyse est proposée par Jean-François Geneste pour Russie Politics.

Vous avez vu passer l’information, mais peut-être n’a-t-elle guère résonné dans votre esprit, alors qu’elle est essentielle. Résumons la situation en nous positionnant à un niveau macroscopique. Le différend se déroule principalement sur le territoire ukrainien et la stratégie russe d’attrition consiste en la destruction de l’infrastructure militaire au sens large, à savoir, soldats, fortifications, lignes logistiques, appareils industriels de défense et duaux, et, bien entendu, rationnement des fournitures extérieures, notamment via Odessa.

Vu du côté occidental, c’est presque la triple peine. Tout d’abord, les armements envoyés arrivent avec une probabilité faible et donc le rendement productif de l’Occident est très réduit. L’argent ainsi dépensé n’est par conséquent pas efficace. Dans le même temps, l’Ukraine est sous perfusion financière et doit sans cesse reconstruire les moyens qui y ont été anéantis. La facture est dans ces conditions salée. Enfin, les matériels qui lui sont fournis ne peuvent raisonnablement être payés par une entité faillie.

Donald Trump a donc convoqué ses laquais qui ont décidé de supporter, seuls, le poids du dernier point et qui achèteront, rubis sur l’ongle, les équipements, les pays d’Europe étant encore, pour un temps court, solvables. L’oncle Sam s’est ainsi tiré une épine importante du pied.

Mais il faut bien convenir que la vision que nous avons exposée plus haut est irrémédiablement vouée à l’échec, car, pendant que, de ce côté-ci du Dniepr on règle trois additions, la Russie, elle, n’en acquitte qu’une, c’est-à-dire celle de son armement puisque la bataille ne se déroule pas vraiment sur son territoire.

D’où la remarque, fondée, de Trump, qui affirme qu’il faut attaquer et la remise en selle de l’antienne de toucher la Russie dans la profondeur. Néanmoins voilà le problème. L’Ukraine est incapable de produire des missiles dignes de ce nom et qui placeraient son adversaire en délicatesse. Lui fournir de tels armements, si tant est qu’ils soient efficaces, ce qui est loin d’être sûr, relèverait de la cobelligérance et lancer depuis le sol de l’OTAN serait une entrée en guerre immédiate avec les conséquences que l’on connaît à l’avance, l’Occident étant technologiquement en retard.

Nous voyons donc les limites des opérations extérieures quand on s’oppose à un vrai adversaire et il y a bien des leçons à tirer, notamment qu’un tel conflit n’est pas viable.

Néanmoins, mettons un bémol à cela, qui est l’épée de Damoclès qui pèse sur l’Europe du fait de sa vassalité, cette dernière étant liée au fait que ses dirigeants sont désignés par le suzerain requérant docilité, corruption et perversité. Et l’État profond, il faut bien le dire, en 2025, a fait un carton plein en la matière.

Rappelons-nous les paroles initiales lors du déclenchement de l’opération militaire spéciale qui visaient à un changement de régime en Russie afin de mieux la dépecer par la suite et ainsi établir définitivement l’imperium américain. Il subsiste une ressource pour ce faire, qui est celle de la militarisation de l’Europe, en cours, et l’aiguisement de son bellicisme, ce que l’on peut constater tous les jours à quelques très rares exceptions près, comme la Hongrie et la Slovaquie.

Gagner du temps en premier lieu, puis forcer un conflit limité à l’Europe pourrait effectivement conduire à une déstabilisation sérieuse de la Russie, dans une guerre qui, de fait, se propagerait aussi sur son territoire. Reste à savoir ce que serait la réaction. Si les Ukrainiens sont un peuple frère, il n’en va pas de même des autres et Poutine ayant déclaré en 2022 que ce qu’il avait appris de sa jeunesse étant de frapper le premier, il faudrait qu’il mette cela en pratique, mais pas avec la « douceur » de l’OMS. Une destruction simultanée de Paris, Berlin et Londres à l’Oreshnik réduirait peut-être, espérons-le, les velléités du ministère de la guerre américain.

Alors, quelle est la question ? Devant le dilemme de perdre un conflit majeur en Ukraine et qui pourrait bien entraîner un effondrement global de l’hégémon, il semble que l’OTAN, sous commandement américain, ait décidé de temporiser pour se préparer pour dans quelques mois ou années à une guerre de beaucoup plus grande envergure, mais qui laissera sauf le suzerain bien au chaud sur son île continent. Il possède tous les leviers ici pour déclencher à volonté et au moment opportun, ce qui serait une catastrophe pour les populations européennes.

Comment la Russie peut-elle contrer cela ? Elle s’y emploie déjà en partie. D’une part son alliance avec la Chine et la constitution d’une alternative mondiale via les BRICS est une garantie, pour elle, de meilleure solidité en cas d’attaque. Mais il est urgent de purger la menace. Pour ce faire, seule la ruine économique accélérée de l’Europe semble être une solution viable de moyen terme. L’oncle Sam a déjà largement joué contre son camp avec la destruction des gazoducs Nord Stream. Sa rapacité l’a conduit à vendre son énergie à des prix exorbitants, si bien qu’il contribue, lui aussi, avec la Russie, à la sortie de l’Europe de l’histoire globale à grande vitesse. Et à terme, ses intérêts deviendront rapidement divergents de ceux de ses vassaux qui, encore une fois, dociles, stipendiés, pervers et corrompus, obéiront au doigt et à l’œil pour se saborder, ce qu’ils font d’ores et déjà.

Quelles mesures pourraient adopter les Russes ? Nous pensons ici,  en particulier à l’arroseur arrosé. Quid de sanctions directes et secondaires sur quelques produits phares, pétroliers et nucléaires, par exemple, voire certains matériaux rares dont la Sibérie ne manque pas ? Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de parade, mais prendrait du temps. Une frappe (économique) de décapitation, comme l’on dit aujourd’hui, pourrait être, si elle intervient avec le bon tempo, le coup de grâce.

Dès lors, ce sera la punition des peuples d’avoir volontairement été aveugles aux signes, qui, pourtant, ne faisaient pas défaut. Et, comme l’a scandé le célèbre Brennus en une autre époque, « vae victis ».

Par Jean-François Geneste, ancien directeur scientifique du groupe EADS/Airbus Group, PDG de WARPA.